Technicien chair

Le fond de la détresse, c’est peut-être de porter à bout de bras deux valises et quatre sacs en plas­tique, un soir humide d’hiver, sur un quai de gare inconnu, alors que les autres voyageurs ont déjà rejoint la voiture d’un ami. Johann était pourtant venu plusieurs fois à Amergatte les semaines pré­cédentes, d’abord pour rencontrer ses futurs employeurs, puis pour louer une chambre dans un petit immeuble en centre-ville. La chose avait été compliquée, car on ne lui avait bien sûr pas encore remis de bulletin de salaire, ni même de contrat de travail à proprement parler. Johann possédait seulement une sorte de promesse d’embauche libellée sur papier libre, avec en bas le tampon de la firme Loubet, aliments pour animaux et produits carnés. Les propriétaires avaient longuement hésité, mais, après avoir demandé une caution parentale et téléphoné au futur employeur, une maison connue sur la place tout de même, ils avaient fini par agréer Johann dans ce deux-pièces où logeait encore il y avait peu, lorsqu’il revenait pour les week-ends, leur fils étudiant.

— Il est entré à HEC en septembre, avait dit le père, un agent d’assurances, c’est une belle satis­faction.

Johann n’avait su que répondre à une telle évidence. Le loyer lui coûterait presque le tiers de son salaire, mais il était resté fasciné par le spectacle de la place du marché, que l’on découvrait depuis la fenêtre de la pièce que le propriétaire appelait le « salon ». On entendait des mouettes invisibles, des piaillements et des claquements d’ailes. Au bout d’un instant, l’oreille guettait à son insu d’autres bruits caractéristiques, l’appel étouffé d’une sirène de cargo. Une vapeur iodée repoussait parfois les masses d’air plus froid venues des terres, apportant avec elle des regrets imprécis. Mais peut-être fallait-il se méfier de son imagination. Alors le regard se posait à nouveau sur l’agitation de la place du marché. La vie concrète reprenait tous ses droits, et il n’y avait pas à chercher plus loin.

Johann se défendait d’autant mieux contre ces mirages qu’il avait grandi bien loin de là, bien loin de l’océan, dans un quartier excentré d’une ville au fond assez semblable, mais où ne subsistait aucun vestige d’une époque paisible et agricole, une ville plus âpre, comme laminée par la guerre, la crise économique et l’industrie lourde.

Sur son chemin, Johann repensait à son passé encore tiède, à sa mère restée là-bas, et il lui était difficile, à cet instant précis, de résister à la tentation de l’attendrissement. Cela ne l’aidait pas à coltiner ses valises et ses paquets, au contraire, et il se ramassait sur lui-même, insecte besogneux, chan­geait de main tous les vingt mètres parce que la poignée du sac le plus lourd lui sciait les phalanges.

Il se parlait à lui-même pour s’encourager, et lançait des regards mauvais à ceux qui l’observaient avec compassion ou indifférence de leurs fenêtres, satisfaits d’être au chaud et à l’abri. Derrière eux, on apercevait souvent l’écran bavard et coloré de la télévision, et Johann songeait au lieu froid et anonyme qui l’attendait, rempli de la présence d’un autre, un vainqueur, le fils de la famille.

À cette heure tardive, le dimanche soir, tout est fermé au public sitôt franchi le cercle des cafés de la place de la gare. Quelques adolescents, quelques hommes seuls traînent dehors, parce qu’aucun endroit accueillant n’existe pour eux. Ils atten­dront la fermeture du dernier bar pour se résigner et se disperser enfin dans les rues sombres et tortueuses qui descendent vers le port. La ville est bâtie selon un plan complexe qui tient compte d’obstacles naturels. Des rocades contournent des affleurements granitiques, un pont ferroviaire se lance au-dessus de la ria qui débouche plus loin, trop loin au goût de la chambre de commerce et du syndicat d’initiative, sur la mer. Et il est vrai que cette cité n’est pas pleinement maritime, comme si elle avait hésité entre la terre et l’eau. Ses habitants racontent volontiers aux étrangers des histoires de marins, mais ils se contentent de ramasser des coquillages douteux à marée basse. Tout au plus font-ils du dériveur aux beaux jours, ce en quoi ils se distinguent peu, quoi qu’ils en pensent, du touriste qui erre dans leurs rues en short, à la recherche d’un centre introuvable. On passe d’un quartier à l’autre, on entrevoit l’océan à l’horizon d’une rue, on se perd dans une périphérie de petits HLM, de zones industrielles et de centres commer­ciaux. Des bâtiments parallélépipédiques tous semblables, voués à la production ou à la vente, des terrains viabilisés qui attendent l’investisseur, des parkings et des ronds-points, des opérations spéciales, des foires aux vins et aux fromages : ici résident les derniers arrivants, ceux dont les enfants n’ont parfois jamais vu le littoral, qui ne se trouve pourtant qu’à cinq kilomètres. Ce n’est pas que ces jeunes de l’intérieur manquent d’énergie ou de curiosité : ils épuisent comme les autres des après-midi à poursuivre un ballon, explorent sans fin les galeries marchandes et les entrepôts qui constituent leur univers. Mais il existe des obstacles aussi difficiles à vaincre que des chaînes de montagne – une voie rapide, les pelouses et les troènes d’une zone pavillonnaire, et surtout cette simple intuition que l’on ne sera pas le bienvenu chez les marchands de crêpes et de souvenirs. Alors ils se contentent de délimiter leur territoire. Plus tard, avec une tristesse incompréhensible, ils se souviendront d’un chemin tracé par des milliers de pas dans l’herbe grossière d’un terrain vague ; avec leurs yeux d’autrefois, ils reverront des blocs de béton aux fenêtres éclairées, noyés dans la brume de la fin d’automne, et ils s’efforceront de se rappeler les mauvais souvenirs de l’enfance pour apaiser leur chagrin et pouvoir se dire qu’il vaut mieux avoir grandi.

Mais pour l’instant ils vivent encore l’ennui de la jeunesse, rien ne saurait les distraire de leurs rêves et de leurs inquiétudes, même pas ce temps poisseux et sombre qui règne si souvent par ici et qui donne un étrange motif de fierté aux indigènes : « Chez nous, c’est un drôle de climat, faut être né dans le coin pour le supporter plus de trois jours sans aller se pendre. » Ils se redressent, pointent la bedaine en voulant bomber le torse. Leur regard se fixe au loin, eux aussi rêvent, d’héroïsme et de confrontation avec les éléments. Et la brume, c’est en effet l’océan qui conquiert la terre, apportant avec elle une saveur dangereuse, des fantômes d’aventure. L’agent d’assurances et le pharmacien savent bien que leurs meilleurs jours sont enfuis, mais dans ces heures incertaines ils peuvent croire que tout sera remis en question, qu’une nouvelle chance leur sera donnée, à eux et à leur ville. Alors ils souhaitent affronter les pires épreuves et attirer les plus grands malheurs. Ils regardent d’un air méchant les rues étroites et les maisons à pignon, et songent à la mystérieuse injustice qui les prive de leur vraie place en ce monde, la première. Les brumes se condensent et s’épaississent encore, ce soir, ils fermeront l’officine ou le cabinet un peu plus tôt que d’habitude, puisque personne ne s’attarde au-dehors dans ce monde grisâtre et amorti, peu propice aux affaires. Demain est un autre jour.

La nuit de l’arrivée de Johann, un vent d’ouest s’était levé, qui chassait de volumineux nuages blêmes. Le plafond remontait, c’était la seule amélioration que l’on puisse espérer en cette saison, et le vent apportait avec lui une odeur douceâtre et fade de chairs ébouillantées. Elle provenait d’une industrie de récupération et de trituration de carcasses de volailles dont la région s’était fait une spécialité. Chaque jour, des semi-remorques chargés de dindes ou de poulets convergeaient vers les abattoirs. Dans tout le pays, on vidait et on remplissait des poulaillers industriels, gigantesques hangars tapis dans la campagne où se succédaient, au rythme des progrès biologiques et techniques, des générations de volatiles bas de gamme destinés aux cantines scolaires, aux casernes et aux cuisines des hôpitaux. La maison Loubet s’occupait de tout : elle fournissait aux éleveurs les plans de leurs poulaillers, négociait la construction avec les entre­preneurs, vendait les poussins d’un jour et les aliments appropriés, assurait le suivi technique, ramassait et abattait les animaux âgés de quelques semaines et se chargeait, enfin, de la transfor­mation et de la commercialisation : « Poulet Loubet, vous en mangerez. » Il s’était donné du mal, le vieux Loubet, pour s’imposer au lendemain de la guerre dans cette industrie lugubre où compte chaque centime gagné sur le coût de revient d’un kilo de chair, mais désormais des cargos frigorifiques emmenaient ses viandes au bout du monde, des pays arabes à l’Amérique du Sud. Cependant, il n’y avait pas de répit à espérer dans la guerre commer­ciale. Il fallait sans cesse attaquer et se défendre, conquérir de nouveaux marchés dans des pays dont on ignorait l’existence l’année précédente, contrôler la qualité, rationaliser la production, communiquer, imaginer une valorisation ingénieuse des sous- produits, stimuler la force de vente, mettre au point pour les éleveurs sous contrat une grille de rémuné­ration récompensant les meilleurs, ceux qui étaient capables de sortir en quarante-deux jours des lots de vingt-cinq mille poulets d’un kilo et demi, conformément aux spécifications techniques et au plan de charge de l’abattoir.

Toute cette organisation se maintenait et évoluait grâce à de terribles efforts qui usaient les enthou­siasmes. « Des hommes, une ambition », annon­çaient les plaquettes de l’entreprise. L’ambition ne faiblissait jamais, mais les hommes, eux, chan­geaient, et rarement en bien aux yeux de la direction. Avec les années, beaucoup devenaient aigris et sarcastiques, haussaient les épaules quand on leur parlait d’objectifs ou de résultats, rêvaient de reprendre un petit commerce ou passaient à la concurrence en vomissant les valeurs fondatrices des établissements Loubet. D’autres encore sombraient dans l’alcool ou finissaient à la rubrique des faits divers, mais bien peu finalement accédaient aux fonctions nobles de décideur. Cette héca­tombe professionnelle sévissait surtout dans les rangs de ceux qui, tel Johann, étaient chargés de conseiller et d’encadrer les éleveurs, et qu’on appelait les « techniciens chair ». Aussi était-il nécessaire de recruter périodiquement des débutants que l’on pouvait former à la culture maison. Pour les membres de la direction, il ne s’agissait que d’un fatal darwinisme social, et leur exemple prouvait suffisamment que la sélection révèle les meilleurs.

Chez les autres volaillers, en revanche, on ne se privait pas de critiquer les méthodes Loubet, et on plaignait sincèrement les malheureux qui écumaient la campagne au volant d’une R5 ornée du célèbre logo, une poule couvant un globe terrestre. « Oui, chez nous, c’est plus humain », se félicitaient les techniciens de la concurrence au moment de l’apéro. Ils n’auraient pas su dire exactement pourquoi, mais ils en étaient convaincus. Question d’ambiance, probablement, car ils travaillaient à peu près de la même manière et supportaient les mêmes contraintes économiques, auxquelles, comme chacun sait, nul ne peut se soustraire. Il est des réalités techniques et financières incontournables, cela, personne ne le conteste, mais malgré tout ils se remontaient le moral, le matin avant de partir au travail, en pensant aux esclaves de chez Loubet.

D’ailleurs les éleveurs étaient du même avis : on ne choisissait pas de signer un contrat avec Loubet, on s’y résignait parce qu’il acceptait tous les néophytes de l’élevage, tous les traîne-misère, les amateurs, qu’il aidait à trouver des prêts pour financer des bâtiments au rabais, et à qui il four­guait des équipements d’un autre âge. Des chômeurs, des ouvriers risquaient leurs économies ou leurs indemnités, hypothéquaient leur maison et recrutaient des cautions dans leur famille. C’était singulièrement téméraire de leur part de se lancer ainsi, et ils frémissaient en songeant au montant des emprunts à rembourser. Des années et des années de leur ancien salaire, et si jamais ils ne tenaient pas le coup… Mais bon, ils avaient tout calculé et vérifié avec le technicien chair et la banque, et s’ils marchaient bien, ils pourraient, après avoir épongé les annuités les plus lourdes en travaillant pour presque rien, commencer à gagner correctement leur vie. Alors ils auraient enfin les moyens de consommer et d’épargner, il fallait du moins l’espérer. « On a tous le même intérêt, on tire tous dans la même direction, disait le technicien, toutes les chances de réussite sont réunies. Le poulet, c’est l’avenir, c’est pas comme le cochon, tout le monde en mange, même les bicots ! » Et partout dans la campagne surgissaient des poulaillers monstrueux, tout en longueur et comme tassés sous leur toit à double pente. Les entrepreneurs choisis par Loubet sous-traitaient la construction à des équipes d’ouvriers immigrés qui parcouraient le pays en bâclant les chantiers et en revendant, pour gagner de quoi vivre, des matériaux payés par l’éleveur. Celui-ci s’apercevait plus tard que les poussins crevaient de froid dans une partie de son bâtiment et achetait des appareils de chauffage supplémen­taires, sans se douter que l’isolation d’un pignon était incomplète et que les quelques rouleaux de laine de verre manquants avaient servi à gonfler les salaires minables payés par l’entrepreneur.

C’est dans cette ambiance rude et sans charité que devait débuter la carrière professionnelle de Johann. Après avoir obtenu un diplôme d’électro­nicien, il était tombé par hasard, au cours de son service militaire, sur une annonce affichée au mess des hommes du rang. On recrutait des jeunes, mobiles, aimant les animaux, pour participer au développement d’un groupe leader dans son secteur d’activité. Il avait écrit, un peu intrigué par cette offre laconique et avait été très vite convoqué à un entretien. « Pour réussir dans ce métier, il faut aimer les animaux », lui avait-on alors répété. Le vieux Loubet, lui, aimait l’uniforme, et il exigeait que tous ses employés mâles aient accompli leur temps de service dans une formation militaire. Johann remplissait cette condition, mais ne connaissait rien à l’élevage ; il s’attendait donc à être chassé comme un imposteur pour avoir osé se porter candidat sans références valables. Il n’était venu en fait que pour s’entraîner en vue d’entre­tiens plus sérieux dans sa branche, mais à sa stupeur on lui proposa un contrat, avec une période probatoire de un an. Sa qualification intéressait les volaillers modernes, soucieux d’automatisation et de gains de productivité. Ils installaient dans les poulaillers des systèmes de ventilation commandés par ordinateur, et les éleveurs exigeaient une assistance technique et la mise en œuvre de matériels de plus en plus complexes. Bref, la situation devenait critique pour les techniciens chair à l’ancienne, qui savaient jauger l’état sanitaire d’un élevage en déchirant d’un coup sec quelques poulets vivants dont ils examinaient les poumons, mais qui restaient désemparés devant des tableaux de contrôle hérissés de cadrans et de potentio­mètres. Il fut donc convenu que Johann travail­lerait pendant six mois auprès d’un représentant de la vieille école, le temps de se former à la zootechnie et d’apporter, s’il était possible, sa jeune science à ses aînés.

Les premières semaines furent chargées et acca­parantes. Tous les matins, dès sept heures et demie, Johann se rendait au bureau qu’il partageait avec Pierrot, son équipier. C’était un homme petit et trapu, la cinquantaine, toujours habillé d’un blouson en cuir et d’un jean. Il passait par des périodes de mutisme absolu, où il ne répondait même pas aux questions de son entourage et semblait absorbé par un problème de la plus haute importance qui l’obnubilait depuis très longtemps, mais ordinairement il était jovial et dynamique, et ses absences au monde prenaient fin aussi subi­tement qu’elles avaient commencé. Le bureau, orné seulement d’affiches humoristiques et d’un grand calendrier publicitaire, donnait sur l’abattoir, les HLM et l’intérieur des terres. Ce n’était pas bien gênant, puisque ses occupants étaient sans cesse sur la route et n’y passaient le plus souvent qu’en début de journée pour établir des statistiques et entrer des données dans l’ordinateur. Dans la grande armoire commune, les revues professionnelles et les propo­sitions des fournisseurs attendaient un lecteur hypothétique. Tard le soir, des mains inconnues venaient vider les cendriers et épousseter les miettes de sandwich répandues sur le galva.

Après avoir sommairement trié leur courrier et écouté les messages enregistrés par le répondeur, Pierrot et Johann partaient pour leur tournée. Ils avaient sympathisé d’autant plus vite que Pierrot devait partir en retraite quelques mois plus tard. Cette échéance le remplissait d’optimisme et d’indulgence, et chaque fois que Johann le plai­santait un peu trop sur ses manies, il disait tranquil­lement : « Bientôt la quille », comme on fait un bras d’honneur. Sur la route, il montrait au jeunot toutes sortes d’élevages, des performants et des laxistes, des dynamiques et des arriérés, pour qu’il exerce son œil. Toute la journée, ils visitaient des bâtiments de mille mètres carrés ou plus, apparemment iden­tiques, à ces quelques détails près qui font la diffé­rence entre la ruine et une modeste prospérité. Ils buvaient le coup avec l’éleveur, dans la cuisine. Chez les plus âgés régnait à toute heure une odeur de bouillon et de viande mijotée. La conversation roulait sans fin sur le prix de l’aliment, les cours du poulet et les pourcentages de pertes.

— Je dégage à peine un RMI en bossant comme un dingue, se plaignait l’un, encore heureux que ma femme travaille à l’extérieur, sinon on boufferait pas tous les jours. Mais en attendant elle tire la gueule.

—  Ça ira mieux quand t’auras amorti le bâtiment, assurait Pierrot. Au début, c’est vrai, c’est dur, faut se serrer le kiki, mais les sacrifices que tu fais sont pas perdus, tu prépares l’avenir. Faut que t’expliques ça à ta femme.

Le gars pensait aux quinze ou vingt années d’effort qui l’attendaient, à cette durée presque inhumaine pendant laquelle il faudrait se serrer le kiki. « À ce moment-là, rigolait Pierrot, il sera temps d’en construire un deuxième. T’auras qu’à nous appeler ! » Et, en effet, c’était souvent ainsi que les choses se passaient, parce que l’ambition gran­dissait et que l’on oublie vite les moments difficiles. Décennie après décennie, les emprunts s’enchaî­naient, et puis il fallait bien payer les études des gamins et le salon en cuir. Heureusement, les loisirs et les vacances étaient rares, ce qui permettait de faire des économies.

Le midi, Pierrot entraînait Johann dans un routier de sa connaissance. Us y rencontraient toujours des concurrents, des collègues ou des inconnus qui gravitaient, de près ou de loin, autour de la petite planète exigeante de l’élevage industriel. C’étaient encore des présentations, des mains serrées, des noms lancés en rafales que Johann ne pouvait retenir, des plaisanteries usées. Parfois, l’un de ces hommes s’installait à leur table pour engager une conversation pleine d’allusions et de sous- entendus. Johann s’efforçait de faire honneur au copieux repas – deux entrées, un plat de viande, un autre de poisson – tout en suivant les méandres de la discussion. Il engloutissait mécaniquement le saumon beurre blanc ou l’entrecôte bordelaise, le cerveau accablé par les propos obscurs d’un vété­rinaire ou d’un représentant en compléments alimentaires. Dans son inexpérience, il se contentait le plus souvent de manifester vigoureusement son approbation. Sa présence muette stimulait ses voisins : les vrais professionnels aiment à former les jeunes et à leur transmettre la quintessence d’une vie d’observation et de réflexion. Johann n’avait qu’à se figer dans une attention crispée et doulou­reuse, car toute interruption aurait rompu le fil d’une pensée qui s’élaborait et se nuançait sans relâche.

— Pourtant je vais vite, mais mon métier va plus vite que moi. Y a des moments où ça donne le vertige, on se demande où ça va s’arrêter, mais au moins ça permet de rester jeune, on a les neurones qui bouillonnent en permanence.

Le monologue atteignait parfois une ampleur ontologique, et l’orateur s’émerveillait, au fur et à mesure que les mots coulaient de sa bouche avec des échantillons du menu, de sa sagacité et de sa profondeur. Son visage s’animait et rougissait, ses yeux s’humectaient, son corps menaçait de faire éclater le costard trop étroit. Selon le moment, on reprenait un kir ou un digestif, mais quatorze heures sonnaient toujours trop tôt, les raclements de chaise se multipliaient dans la salle bruyante et il fallait abréger cette conversation si intéressante. Pierrot donnait le signal du retour au monde trivial de l’industrie des viandes. « C’est bien beau, les amuseurs, mais on n’est pas rendus », commentait-il dans la voiture. Il n’avait pas l’esprit philoso­phique, et ces propos de table, quand ils s’égaraient hors du champ professionnel, semblaient le gêner comme des obscénités ; il leur préférait encore les gauloiseries, les franches histoires salaces qui satu­raient tant d’autres discussions.

L’après-midi s’écoulait plus lourdement, les gestes coûtaient davantage d’efforts. À chaque halte, Johann peinait à s’extraire de son siège, il aurait voulu piquer un somme et laisser Pierrot se débattre avec les éleveurs. Son sang s’était-il vraiment épaissi dans ses veines et ses artères, ou cet engourdis­sement n’était-il que la conséquence inévitable d’un repas trop riche et trop arrosé ? Il n’aurait su le dire, mais il pensait que le changement brutal de vie et d’air, la nouveauté des visages et des situations, l’odeur piquante et chaude des litières et des animaux produisaient aussi leurs effets. Son corps lui obéissait au ralenti, les explications de Pierrot lui parvenaient confuses et incomplètes, comme si des éléments de base lui manquaient toujours. Il s’en voulait de cette torpeur, mais rien ne pouvait l’en tirer, et même il éprouvait une profonde béatitude quand il s’asseyait d’une fesse sur un sac de ciment ou sur un coin de table.

Partout son collègue le présentait aux éleveurs comme un expert en électronique. Une belle science qui intimidait. Pierrot en rajoutait, mais il ne s’agissait pas tant d’impressionner que d’excuser la jeunesse de Johann et son ignorance en matière d’élevage, car c’était toujours la méfiance qui rôdait derrière les sourires et les plaisanteries, même à l’égard de Pierrot, qui lui en savait trop et que l’on soupçonnait d’être un simple larbin de Loubet, un homme que son employeur faisait plier avec des menaces ou un peu d’argent. Beaucoup d’éleveurs connaissaient des difficultés et prétendaient que l’abattoir leur rachetait les dindes ou les poulets à trop bas prix, sous prétexte que le poids ou la qualité sanitaire des bêtes laissait à désirer. Après six semaines ou plus de soins attentifs, c’était dur à entendre, et ce genre de reproches créait des histoires dans les ménages où la femme s’occupait de l’élevage pendant que le mari travaillait en usine. Quand ils recevaient la grille de résultats, après l’abattage, ils se voyaient revenus aux jours sombres de l’école, des mauvaises notes et des sanctions. Le technicien chair qui les suivait examinait les chiffres avec eux et leur citait en exemple des collègues prospères qui obtenaient de bien meilleures perfor­mances ; c’était humiliant d’être classé parmi les médiocres – les mauvais, quoi – par un simple salarié de l’abattoir.

Ils en restaient consternés, la moindre erreur leur coûtait quelques centimes par poulet, qui se trans­formaient en milliers de francs à l’arrivée. Une telle malchance finissait par leur paraître suspecte, mais certains élevages semblaient attirer les maladies sans que l’on sache exactement pourquoi. Chaque matin la paille y était jonchée de poulets morts, on aurait pu croire à une malédiction, et d’ailleurs des magné­tiseurs et des inventeurs de remèdes parcouraient les campagnes. Ils arrivaient débordants d’assurance un jour où plus rien n’allait, parlaient de forces telluriques, installaient un vibreur censé dynamiser l’eau absorbée par les animaux, ou ajoutaient un composant mystérieux à l’aliment. L’éleveur ne se vantait jamais d’avoir recours à de tels procédés, car il y pressentait une atteinte à l’ordre de l’univers, une offense à la science et à la technique ; pourtant, ces guérisseurs obtenaient parfois des résultats et ne cherchaient même pas à tirer un profit excessif de leur savoir-faire. C’étaient des convaincus, des prophètes qui croyaient avoir trouvé la pierre philo­sophale et voulaient réunir au grand jour des adeptes, renverser les principes les mieux établis. Au lieu de cela, on les fréquentait comme des pros­tituées, en jetant des regards de côté, et on se lavait de cette souillure en lâchant, sans discuter pour une fois, les -quelques billets de banque qu’ils réclamaient.

Le mauvais sort conjuré, on pouvait revenir à l’art vétérinaire et croire de nouveau au progrès, s’en remettre, un peu honteux, au gars Pierrot. Lui observait le comportement des animaux, la densité du plumage, palpait la litière ou contrôlait la température.

—  Tu ventiles pas assez, disait-il à peine entré dans un bâtiment, on respire pas ici.

— Ça crée des courants d’air trop forts, répondait l’éleveur, et puis ça coûte des fortunes en chauffage. Le problème, c’est que c’était mal foutu au départ. Si on m’avait mieux conseillé pour la construction et l’équipement, j’en serais pas là.

Les poussins minuscules se tassaient sous les appareils de chauffage accrochés au plafond sur deux rangées, tout le long du poulailler. Ils semblaient perdus dans une cathédrale écrasante. Pourtant, à la veille du départ pour l’abattoir, ils se marcheraient presque les uns sur les autres, au point que l’on apercevrait à peine le sol. Pierrot inspectait les murs et le plafond en hochant la tête, prenait Johann à part pour lui signaler une négligence de l’éleveur, puis les trois hommes quittaient le bâtiment et se débarrassaient des combinaisons de coton qu’ils avaient enfilées afin d’éviter toute propagation de germes. Parfois, le pavillon avait été construit à proximité, pour parer rapidement au danger en cas d’alerte, surtout pendant la phase délicate des premiers jours de croissance.

En entrant, on découvrait invariablement un mobilier de style rustique, du chêne massif, des chapeaux de gendarme, des assiettes exposées sur la crédence, une salle à manger au sol de carrelage recouvert d’une peau de vache et semé de jouets en plastique. « La maison est petite mais le cœur est grand. » Finalement, tout le monde cherche à peu près la même chose, et il devrait donc être facile de se comprendre, mais les projets les plus modestes sont quelquefois trop ambitieux encore, et ce maigre bien-être peut se disperser du jour au lendemain au grand vent des saisies et des enchères publiques. Chaque semaine, le journal local offrait jusqu’à une page entière d’annonces légales. Les gens la dévoraient avec une passion morbide, à la recherche d’un nom qu’ils connaissaient. C’était presque aussi intéressant que la rubrique nécrolo­gique, on éprouvait le même frisson à sa lecture : pourquoi pas moi ?

Pourquoi pas, en effet. Les éleveurs y pensaient après leur journée de travail et se sentaient alors aussi fragiles et démunis que leurs poussins ; il suffirait d’un coup de froid économique, et tout serait dit. Ils regardaient leurs gamins jouer par terre, le canapé en cuir et tout ce cadre de vie dont ils avaient rêvé à l’époque où ils habitaient encore chez les parents. L’angoisse montait avec le soir, mais leur orgueil d’entrepreneur se réveillait bientôt. Ils étaient leur propre maître, sans horaires ni pointeuse, de cela aussi ils en avaient rêvé, et il fallait assumer ses choix sans faiblir. Quoi qu’il arrive, eux sauraient trouver des solutions, leur étoile les protégeait, c’était sûr. Ils auraient encore plus de cœur à l’ouvrage le lendemain, et non, ils ne méritaient vraiment pas de connaître un mauvais sort, les autres dans le journal n’avaient pas su se débrouiller, c’était tout et tant pis pour eux.

Mais parfois ils acceptaient mal d’être liés par un contrat exclusif avec Loubet tout en supportant de lourds investissements. Il leur venait le soupçon d’être des ouvriers ayant financé leur usine.

— Pour toi, c’est facile, reprochaient certains à Pierrot, t’as pas de responsabilités ni de crédits sur le dos. Tu nous dis de faire ceci ou cela, mais de toute façon t’as la paye qui tombe tous les mois, peinard. Tu boiras jamais la tasse.

—  T’es injuste, Robert, moi aussi je marche aux résultats. J’ai autant intérêt que toi que ça tourne.

— Oui, mais c’est pas pareil. On viendra jamais saisir ta baraque, quoi qu’il arrive. C’est pas pareil, je te dis, on peut pas comparer.

Les éleveurs respectaient malgré tout le Pierrot, car il connaissait son affaire. Personne ne pouvait dire le contraire, mais ils trouvaient parfois bizarre qu’il n’ait pas monté son propre élevage. Avec son expérience, il aurait pu gagner pas mal d’argent et mettre en pratique ses théories. Johann avait lui-même abordé la question, un soir, sur le chemin du retour. Pierrot n’avait pas répondu, mais son silence n’était jamais sec ou hostile. C’était simplement un homme qui aimait parler utilement, et qui ne voyait pas l’intérêt de s’épancher sur un choix personnel déjà ancien. Il préférait revenir sur les événements et les rencontres de la journée, expliquer en quelques mots les difficultés d’un Robert ou d’un Patrick, prédire sans méchanceté une faillite. Le soir, sa voix devenait monocorde, et la fatigue l’obligeait à se concentrer davantage sur la conduite, alors que le matin il avait été assez insouciant pour confier temporairement le volant à la main gauche d’un Johann effrayé, tandis qu’il se roulait une cigarette en appuyant à fond sur l’accé­lérateur. Ils plongeaient vers la ville et l’océan, la nuit tombait déjà, et il était souvent bien trop tard pour repasser au bureau. À travers les fenêtres, on distinguait des silhouettes en train de préparer le repas ou de mettre le couvert. « Nous autres, chez Loubet, on n’a pas d’heures » : c’était presque un motif de fierté, les gens de l’extérieur ne pouvaient pas comprendre.

Pierrot déposait son équipier devant sa porte. « Un soir, faudra qu’on mange ensemble », avait-il dit. S’agissait-il pour lui d’une obligation sociale ou professionnelle, ou du début, peut-être, d’une amitié ? Son ton ne permettait pas de le deviner. De toute façon, Johann ne croyait pas qu’une quel­conque intimité soit possible entre eux. Ils se trou­vaient aux antipodes d’une même carrière, mais ce qui représentait un aboutissement pour un homme sans diplôme ni formation particulière n’était qu’un début modeste et sans éclat pour lui. Pierrot préparait sa retraite – « la bête est âgée, il faut la ménager », disait-il pour abréger une discussion avec un éleveur qui prétendait les retenir à dîner – et il s’occuperait bientôt de ses petits-enfants, mission accomplie. Johann, lui, n’était pas du tout certain d’être confirmé dans son emploi au terme du stage probatoire de un an, et, dans l’attente du verdict, il poursuivrait une vie ridicule d’étudiant dans une ville où les études s’arrêtaient au bacca­lauréat et où nulle joyeuse taverne ne l’accueil­lerait, comme naguère, jusqu’aux premières heures du jour.

Il s’agissait désormais de se coucher suffisamment tôt pour affronter une nouvelle journée de travail. Le dîner expédié, après avoir repassé du linge et fait un peu de ménage, Johann s’effondrait dans un sommeil lourd et malsain qui ne le reposait qu’à moitié. Le week-end, il lui arrivait de s’endormir soudain en plein après-midi, comme si un ennemi occulte s’emparait de son esprit pour l’emporter dans un monde de rêves menaçants dont il ne restait qu’un arrière-goût de malaise au réveil. Le rythme de la journée était alors rompu, l’heure du repas passée depuis longtemps, et il était accablant de se laisser ainsi dérober son maigre temps libre. Il était trop tard pour se distraire ou se cultiver, et les Rougon-Macquart, dont il lisait les volumes en ordre dispersé dans une collection de poche, reste­raient une fois de plus à l’abandon sur une étagère. D’ailleurs, il se moquait bien de la faute de l’abbé Mouret, et toutes ces histoires de déchéance fatale, d’ivrognes libidineux et de dégénérés l’impression­naient péniblement. Il préférait encore allumer la télévision et profiter, en engloutissant le contenu d’une boîte de cassoulet froid, des programmes attrayants du samedi soir. La gaieté intarissable de tous ces gens, spécialistes en rien mais qui indiffé­remment chantaient, jouaient la comédie ou écri­vaient, qui fourmillaient de projets dans tous les domaines des arts et de l’esprit, lui procurait une satisfaction indéfinissable. Certes, il se sentait bien vulgaire avec son train de vie modeste, ses problèmes de qualité totale, de taux de pertes ou de rendement en viande, mais c’était du moins la preuve qu’une autre existence était envisageable en ce monde.

Puis venaient le tunnel nocturne et la fantas­tique étendue du dimanche, ouatée et pommelée comme le ciel. Pour la réduire, il guettait de son ht, le plus longtemps possible, les rares bruits de la rue et de l’immeuble, et dans son demi-sommeil il remuait des projets d’avenir et de métamorphose, il tissait des liens hasardeux entre le Johann d’hier et celui de demain, s’étonnant sincèrement d’habiter une ville inconnue et de se trouver absorbé dans une profession dont il ignorait tout quelques jours auparavant… Une lézarde courait au plafond, la peinture s’écaillait par endroits, à cause sans doute d’une ancienne fuite d’eau dans l’appartement du dessus. Le fils de la famille avait laissé quelques posters de motos et de rockers au mur. « Comme il n’aura plus tellement l’occasion de revenir, j’ai pensé que sa chambre pourrait rendre service à un autre », avait dit le propriétaire. C’était donc une chambre de jeunesse, imprégnée de rêves d’avenir. Johann se remémorait alors le rituel des dimanches d’autrefois, que sa mère et ses frères respectaient encore. Le traditionnel repas de midi, les hors-d’œuvre avec des avocats ou du surimi, les inévitables frites, le gâteau fait maison qui donnait un tour solennel, presque religieux, à ce jour blanc et atone entre tous. Là-bas, songeait-il, il partageait sa chambre avec deux frangins ; il y avait donc un progrès. L’après-midi, Rudy, qui était de un an son cadet, partait s’agiter et vociférer sur un stade, assez loin quelquefois de leur petite ville natale. « Une tempé­rature idéale pour jouer au football », annonçait-il chaque fois, qu’il gèle à pierre fendre ou que le goudron du parking du supermarché fonde sous la canicule.

Johann devait lui aussi se remuer, il fallait impé­rativement descendre à la boulangerie avant quatorze heures, car aucun autre commerce n’était ouvert le dimanche, et il se nourrissait ce jour-là de pain et de croissants. Ce n’était pas vraiment diété­tique, mais, après tout, l’alimentation de Rudy le sportif n’était pas davantage rationnelle ; l’ascétisme est un art difficile. Et puis il y avait encore les films du dimanche soir, il s’agissait simplement de tenir jusque-là. À chaque jour suffit sa peine.

Tous droits réservés©Philippe Hermann