Montevideo

L’ascenseur de la résidence des Amériques est en panne, encore une fois. Un jour, un employé d’Otis expliqua à Marcus que la copropriété ne parvenait pas à se mettre d’accord sur le remplacement du moteur, devenu nécessaire, et qu’il se contentait donc de poser des rustines, comme il disait. « En plus d’être rats, ils sont cons. Au final, ça leur reviendra bien plus cher que de changer tout de suite le moteur. » Depuis deux mois qu’il apporte le repas de midi à quelques  personnes âgées de l’immeuble, un HLM dont la plupart des appartements ont été vendus par la ville à leurs occupants, Marcus n’a guère eu l’occasion de se faire sa propre opinion. Les résidents sont pour lui des ombres qui s’agitent derrière des rideaux ou le croisent sans un mot dans le hall. Il imagine, derrière chaque porte, des mines renfrognées, des papiers peints à fleurs noircis à l’aplomb des radiateurs, des frigos à bout de souffle, du lino qui dissimule, après tant d’années de service, tout un monde abject d’insectes et de crasse sédimentée.

L’appartement de madame Esposito, au cinquième, échappe à ce triste tableau. Chez elle tout conserve un air de fraîcheur, de modernité sobre, depuis le parquet stratifié du salon jusqu’au double évier en résine et aux plaques à induction, dans la cuisine. Quand Marcus dépose le plateau-repas sur la desserte de l’entrée, fourbu d’avoir grimpé les étages avec le caisson isotherme au bout du bras, elle le plaint et lui propose une menthe à l’eau. Il refuse à chaque fois, par timidité et pour ne pas perdre de temps dans sa tournée, calculée au plus juste. En bas, au volant de la fourgonnette municipale, M. Maurice l’attend, la mâchoire crispée, l’œil rivé sur la montre en plastique du tableau de bord.

Madame Esposito porte toujours un serre-tête mauve qui donne à son visage, surtout à son regard, trop maquillé, quelque chose d’altier, malgré son perpétuel sourire. En la voyant, Marcus pense à sa grand-mère, décédée cinq ans plus tôt. Elle aussi portait un serre-tête, allongée dans son cercueil, là-bas au funérarium. En fait c’était plutôt une mentonnière ; il n’y avait pas eu d’autre moyen de lui tenir la bouche fermée. Marcus songe à tout cela tandis que madame Esposito l’observe avec curiosité sortir le plateau du caisson. Elle s’abstient de faire, comme d’autres, des réflexions désobligeantes sur le contenu ou la présentation du repas. Au contraire, elle pousse des exclamations ravies, telle une vieille petite fille : « Oh, des pâtes au gratin ! Du clafoutis aux prunes ! » La nourriture fume modestement dans le récipient en plastique moulé. Marcus se demande si cette femme maigre, aux traits accentués par de puissantes rides, boit le quart de vin rosé dont quelques musulmans pieux ont demandé qu’il ne leur soit plus apporté. Il parierait que oui, parce qu’elle est bizarre et qu’il associe, sans trop savoir pourquoi, cette bizarrerie à l’alcool. Lorsqu’il évoque son travail, ses copains lui conseillent de braquer les vieux plutôt que de leur porter la pauvre bouffe du centre d’action sociale de la ville pour un demi-SMIC. Ils disent ça pour rigoler, sans y penser davantage, mais Marcus détourne alors le regard et regrette d’avoir abordé le sujet. Son contrat aidé court pour un mois encore. Un mois à hisser son corps pachydermique, lourd comme une croix, dans les escaliers de la résidence des Amériques, l’étape la plus pénible de la tournée. Un jour, se dit-il, son cœur explosera entre deux étages sous son matelas de graisse. Monsieur Maurice sortira furax de la camionnette au bout d’une demi-heure d’attente et le trouvera répandu dans le petit salé aux lentilles, le nez enfoncé dans un chou à la crème industriel, en une saisissante allégorie de son existence de gros mangeur. « Ah ben merde, » dira l’agent communal titulaire, « fallait qu’ça tombe sur moi, keske j’vais faire maint’nant ? Putain d’merde on a que des emmerdes avec les vacataires, c’est toujours pareil. » En s’imaginant la scène, Marcus se met à rire tout seul, comme cela lui arrive assez souvent. Il ne sait pas ce qu’il fera dans un mois, si son cœur tient jusque-là, mais le futur ne l’a jamais préoccupé outre mesure. Peut-être que ce temps-là ne viendra jamais, peut-être qu’un événement extraordinaire, tout à fait inattendu, bouleversera sa vie et l’emmènera bien loin de son quartier et de la restauration pour grabataires… Qui sait ?

Madame Esposito se confond en remerciements tandis que Marcus empoigne le caisson isotherme et lui souhaite bon appétit. Au quatrième, un homme en peignoir satiné l’attend avec impatience, mais feint la plus totale surprise en lui ouvrant : « Ah, c’est vous ? » La bouche entrouverte, les sourcils levés, le buste rejeté en arrière, il joue chaque jour le même sketch, en ajoutant selon l’inspiration du moment diverses amabilités : « Mais vous êtes tout trempé, on dirait que vous sortez de la douche, sauf que vous puez la transpiration. Pouah, c’est à vous dégoûter de manger ! Qu’est-ce qu’il y a au menu aujourd’hui ? Encore des pâtes ? Un bon moyen de nourrir les vieux à moindres frais, n’est-ce pas ? Enfin, c’est tout de même mieux que mourir de faim… »

M. Delebarre est un ancien principal de collège, qui préside une association locale d’aide aux migrants. Dans sa conversation revient souvent « l’association que j’ai l’honneur de présider ». Sa femme est morte il y a longtemps, en pleine jeunesse. Lorsqu’il parle d’elle, il dit toujours « ma sainte femme ». Parfois Marcus le soupçonne d’ironiser, mais il semble tout à fait étranger au second degré. Sous sa fine moustache horizontale, encore noire, son sourire se limite à un trait acide. Il apparaît surtout quand M. Delebarre a l’impression qu’on cherche à se moquer de lui, par exemple quand Marcus lui demande des nouvelles de son association. « Elle ne vaut que par l’implication de ses membres, mais je ne suis pas sûr que cela puisse beaucoup vous intéresser, » répond-il alors avec une pointe de sévérité. Vingt fois il a incité le jeune homme à adhérer : « Pour un garçon comme vous, cela devrait aller de soi. Vraiment je ne vous comprends pas ! » Marcus ne cherche pas à s’expliquer. Il sourit sans rien dire, comme il le faisait déjà à l’école, ce qui amenait certains profs à le prendre pour un insolent ou un demeuré, au choix. Ce sont de tels malentendus, le simple constat de ne pas être à sa place, qui l’ont conduit à renoncer à poursuivre jusqu’au bac, malgré des résultats somme toute satisfaisants ; d’ailleurs, nul hormis sa mère n’a essayé de le retenir.

Marcus tend le plateau-repas à M. Delebarre, qui ne l’invite pas à entrer. Derrière lui, on aperçoit un capharnaüm de papiers, de revues, de dossiers empilés sur la table et les chaises du salon. Aux murs, en costume-cravate, il sourit de toutes ses dents sur des photos encadrées de noir, au côté de personnages qui lui serrent la main en fixant l’objectif ou lui remettent une décoration ou un diplôme. Il y a aussi un cadre contenant une sorte de parchemin avec enluminures et un portrait en pied d’une jeune femme d’une autre époque. Marcus aimerait regarder de plus près toutes ces choses, mais M. Delebarre referme déjà la porte en s’irritant un peu (« bon allez merci à la prochaine ») et puis, dans d’autres immeubles, d’autres vieillards attendent leurs carottes râpées ; il faut dégringoler les escaliers, rejoindre vite fait la camionnette, qui démarre aussitôt dans un crissement de pneus pour bien manifester l’impatience du chauffeur.

Les portes coulissantes de l’hypermarché s’ouvrent et se referment sans cesse en ce samedi après-midi où les familles affluent de toute l’agglomération. Après un regard circulaire, l’homme se risque à son tour dans la galerie marchande. Elle n’a pas beaucoup changé depuis son enfance, quand le remplissage du coffre de la Renault 18 motivait la sortie hebdomadaire. Sa bouche prend un pli amer à ce souvenir lointain. Comme alors, en ce début d’été, les offres pour  les maillots de bain, les huiles solaires, les caissettes de viande pour barbecue voisinent avec les opérations spéciales rentrée des classes. Quand il était enfant, le spectacle des rayons gorgés de cartables et de fournitures, anticipation de l’automne surplombant les vacances à peine entamées, le déprimait. Mais aujourd’hui il s’en amuse ; l’un des avantages de l’âge adulte, c’est que l’on a échappé une fois pour toutes à la contrainte scolaire. Soudain l’homme aperçoit son reflet dans la glace d’un magasin d’optique – un grand type aux muscles secs, au visage anguleux encore durci par une moustache un peu tombante. Il détourne aussitôt les yeux, par réflexe, comme si son image risquait d’être capturée par le mauvais miroir et de s’offrir pour toujours à la vue des pousseurs de caddies. Même si la foule le protège dans une certaine mesure, il préfère regagner les immenses parkings de la zone commerciale. Après un instant d’hésitation et un coup d’œil en direction de sa voiture, un modèle puissant mais ancien acheté la veille, il longe les parois de tôle ondulée de l’hypermarché pour rejoindre le lieu du rendez-vous. Le Sémaphore, situé à côté d’une grande surface d’électroménager, est une brasserie dont la clientèle d’habitués d’un certain âge, sortis d’on ne sait où, cohabite avec parents et marmaille éreintés par deux heures de chasse aux bonnes affaires.

L’homme scrute la salle depuis l’extérieur. Son neveu est déjà installé au fond, sans voisins immédiats, conformément aux instructions données le matin par téléphone. Est-ce qu’il le reconnaîtra ? Voilà bien sept ou huit ans qu’ils ne se sont pas vus. La dernière fois, c’était à l’occasion d’une petite fête en l’honneur de la réussite du gamin au brevet. Il y avait toujours eu entre eux une sympathie instinctive. Warren était un enfant vif et secret, qui se méfiait des adultes et les regardait souvent comme s’il avait déjà compris que la plupart d’entre eux étaient des abrutis. Quand son oncle l’emmenait à la plage de la ville, il se lassait vite de la baignade et passait de longs moments silencieux, accroupi sur le sable, à observer le passage des cargos à l’horizon, luisant sous le soleil telle une lame de couteau. L’oncle n’était pas plus causant que le neveu ; ils mangeaient des frites sans rien dire, sous la toile d’un restaurant de plage, riant parfois à des blagues qu’eux seuls comprenaient, ce qui exaspérait la mère de l’enfant, dont on ne savait jamais si elle les rejoignait pour le plaisir de passer du temps ensemble ou juste pour s’empiffrer de glace et de crème chantilly après son service à l’hôpital. « J’suis fracassée », annonçait-elle invariablement, en s’abattant sur la chaise en plastique qui grinçait et s’enfonçait dans le sable sous son poids.

L’homme pénètre dans la brasserie sans un regard pour les consommateurs et le personnel. Warren lève aussitôt la tête, comme s’il avait reconnu cette façon sèche et froide de pousser la porte d’un bar et de marcher sans hâte vers son but. Il songe à se mettre debout pour accueillir l’oncle réapparu, mais ce serait puéril et indiscret, alors il se borne à lui sourire à distance. Il ne saurait dire s’il est heureux ou non de ces retrouvailles ; c’est surtout la curiosité qui l’a amené jusqu’à cet endroit moche, sans caractère, le sens du devoir familial aussi, bien que cette idée lui répugne. Il craint d’être déçu, de découvrir un être vieilli avant l’heure, vaincu sans combattre, comme il en traîne des tas dans son quartier. Mais non, celui qui s’assoit face à lui sans l’embrasser ni même lui serrer la main semble tout de nerf, de muscle et d’os ; sa voix, son regard même agrippent et pèsent :

« Alors, il paraît qu’il faut t’appeler Snake, maintenant ? C’est ta mère qui m’a dit ça… »

« Tu fais comme tu veux, c’est surtout les copains du quartier qui m’appellent comme ça. À la fac heureusement personne me connaît sous ce nom-là. »

« Remarque, Warren, j’ai jamais trop aimé, ça fait série américaine à deux balles. Ta mère s’est toujours gavée de ce genre de conneries… Mais bon, tu t’en es plutôt bien tiré, finalement ; si les Simpson avaient existé à l’époque de ta naissance, elle t’aurait peut-être appelé Homer… »

Un rire silencieux déforme les traits de l’oncle, qui paraît soudain plus vieux.

« Et toi, comment je dois t’appeler maintenant ? Tonton, ça sonne un peu con. »

« C’est vrai… Fais comme tout le monde, appelle-moi Rudy. Mais ça te fait quel âge, maintenant ? »

« Vingt-deux… Alors tu vas t’installer chez nous ? »

« C’est juste pour un temps, j’ai besoin de mettre certaines choses au clair avant de repartir pour de nouvelles aventures. J’ai surtout besoin de réfléchir au calme à plusieurs projets, loin de mon cadre habituel. Ta mère semble moyennement contente à l’idée d’accueillir son frère prodigue, mais elle est OK à condition que toi tu n’y voies pas d’objection… C’est pour ça que je t’ai donné rendez-vous ici, si on en avait discuté devant elle, tu te serais peut-être cru obligé d’accepter. »

« Non, pas de souci, d’ailleurs c’est plus vraiment chez moi. Les trois quarts de l’année je loge dans une résidence étudiante et pendant les vacances je passe souvent la nuit chez ma copine. Tu peux même prendre ma chambre si tu veux, moi je dormirai sur le canapé les soirs où je serai là… »

Warren se demande quel est le « cadre habituel » de son oncle. Quelques années plus tôt, il a été mis en cause dans une histoire de trafic de voitures volées revendues en Afrique. On en avait un peu parlé dans la cité, à tort et à travers, et puis un non-lieu avait été prononcé. C’est du moins ce que la mère de Warren avait dit à ses trois fils, un jour où, par exception, ils étaient réunis autour de la table familiale. Elle s’était emportée quand les deux aînés, d’un premier lit, depuis longtemps partis de la maison, avaient demandé des précisions : « Moins j’en sais sur ses affaires, mieux je me porte. Il vaut mieux rester à l’écart, un jour tout ça finira mal. » La discussion avait ensuite dévié. D’ailleurs ce n’était pour les trois frères qu’un fait divers parmi tant d’autres, concernant un oncle dont la silhouette se découpait à peine dans le passé, déjà presque mort en somme. Au fond de la brasserie, Rudy s’efforce de renouer les fils d’une relation compromise par des années d’absence :

« Les études, la copine… C’est la bonne vie, on dirait ! »

« On peut pas se plaindre… Si je pouvais gagner de quoi partir en vacances fin août, ça serait presque le nirvana. »

À peine ces mots prononcés, Warren se reproche d’avoir exprimé une attente devant ce revenant qui lui sourit avec plus de malice que de bienveillance, lui semble-t-il.

« Va savoir, c’est quand on s’y attend le moins qu’une occasion se présente. À ton âge, j’avais jamais un rond et on me disait que l’argent ne fait pas le bonheur… Eh bien je peux te dire par expérience que c’est des conneries. Tant que tu as de l’énergie et un bon paquet de fric, toutes les routes sont ouvertes… La seule limite, c’est ta lâcheté. »

L’oncle dit cela les coudes posés sur la table, en fixant Warren de ses yeux pâles, comme s’il le mettait au défi de lui prouver son courage. Mais aussitôt il se remet à rire, peut-être pour atténuer cette impression, et il ajoute, sans que l’on puisse savoir si ces paroles doivent être davantage prises au sérieux que les précédentes :

« Je parle déjà comme un vieux, il faut que je fasse gaffe ! Ça va me faire du bien de replonger dans l’ambiance du quartier… »

 « Tu vas retrouver un tas de souvenirs, j’imagine… »

 « Les souvenirs, à vrai dire je m’en tape. Ce qui m’amuserait, ce serait de voir comment vivent les jeunes de ton âge, s’ils se marrent autant que nous il y a quelques années… Mais bon, tu as sans doute mieux à faire que passer du temps avec moi, ta mère m’a dit qu’elle ne te voyait pas beaucoup. »

« D’habitude je passe mes soirées dehors, jusque tard dans la nuit, et quand je me lève elle est déjà partie pour l’hôpital. On a des rapports plutôt distants en ce moment… En plus elle n’aime pas trop Karin, parce que c’est une fille du quartier. Elle voudrait que je sorte avec une fille de médecin, ou l’équivalent… »

Cette fois ils éclatent de rire tous les deux, comme à un signal convenu. Rudy se calme le premier, voyant que d’autres clients de la brasserie se sont retournés et les observent.

« Puisque tu as besoin d’argent, » dit-il en se penchant vers son neveu, « j’aurai peut-être des petits boulots à te confier, à l’occasion. J’essaie de monter une société avec un copain, il me faudrait de l’aide pour les démarches. »

Il change aussitôt de sujet, sans attendre de réponse, sans donner de précisions sur son projet. Sa conversation procède par avancées et retraits successifs. Warren regarde ses mains jouer calmement avec une clé de contact. Plus jeune, l’oncle remuait sans cesse, parlait fort, ne pouvait s’empêcher d’exprimer un avis tranché sur tout. La maturité n’a pas affaibli sa vitalité ; il est simplement devenu plus réservé, plus maître de lui-même, plus mystérieux aussi. La séduction qu’il exerçait déjà sur Warren enfant s’est réveillée.  Pour un peu, Warren s’attendrait à ce qu’il lui propose de le suivre au bout du monde, à ce qu’il lui raconte, malgré sa vulgarité, des histoires d’une profondeur merveilleuse. Mais le moment est venu de se séparer. Avant que son neveu ait pu faire un geste, tel un prestidigitateur, Rudy extrait un billet de son portefeuille de cuir mauve, semblable à une tranche de foie de veau.

« Bon, c’est sympa de ta part de m’accepter sous le toit familial, j’apprécie vraiment. J’ai l’impression qu’on a des choses à se dire, tous les deux… »

Warren refuse son offre de le ramener en ville, comme il refusait, autrefois, les sucreries et les tours de manège, par besoin de tenir à distance ceux qui voudraient être ses bienfaiteurs.

Ce mercredi, vers quinze heures, Marcus regagne le quartier portuaire en bus après la tournée du déjeuner. Tout à l’heure, tandis qu’il rangeait le matériel, au dépôt, M. Maurice lui a adressé quelques observations, dans son propre intérêt :

« Encore une demi-heure de retard cette fois-ci… C’est quand même malheureux, je crois que t’arriveras jamais à te discipliner. T’es pas fait pour le travail en équipe, la productivité, la performance… C’est dans tes gènes, faut croire. Longtemps je me suis dit, un jour, ça le prendra là ! (Il se frappe la poitrine en pointant le ventre.) L’amour du service, du travail bien fait… Mais non, j’avais tort, tu préfères t’amuser, feignasser dans les couloirs pendant que moi j’attends dans la bagnole, rigoler avec les clients… Parce que oui, c’est nos clients ! C’est eux qui nous donnent à bouffer, et pas le contraire, comme on pourrait croire ! (Il s’interrompt un instant, stupéfait et ravi  de sa trouvaille. Il se promet de s’en souvenir et de la ressortir en une autre occasion, par exemple devant le chef de service.) Ça fait deux mois qu’on travaille ensemble, tu changeras pas, ma religion est faite! En tout cas je peux me regarder dans une glace, à l’impossible nul n’est tenu… »

Marcus sourit en se remémorant les paroles de M. Maurice. La grossièreté des gens le surprend toujours. Il se demande si sa petite sœur le range dans le même sac que tous ces adultes qui parlent sans respect d’un enfant devant lui, comme s’il n’appartenait pas à l’espèce humaine. Non, sans doute pas… Pourtant, à un moment insaisissable, les adultes s’étaient mis à considérer Marcus comme un des leurs, comme un membre de leur triste confrérie, même si le mépris, l’hostilité n’avaient pas pour autant disparu, loin de là. Tout en s’examinant dans la vitre du bus qui traverse un lotissement de pavillons aux toits noirs, il cherche dans sa mémoire la trace de ce moment où il a basculé dans l’autre monde. C’était bien après la puberté, l’invasion des hormones, l’acquisition de la taille adulte ; dans les magasins, les cafés du centre-ville, on avait commencé à le vouvoyer, comme si un stigmate mystérieux, invisible à lui-même, était apparu sur son visage ou dans son regard.

Mais voici déjà le terminus, sur l’humble place commerçante où voisinent bar-tabac traditionnel, boucherie hallal, solderie de fringues, boulangerie vendant croissants et pains au chocolat par lots de cinq ou dix… Marcus longe les maisons des années cinquante, aux murs recouverts de crépi, qui constituent le cœur ancien du quartier. Leur alignement, semblable à une mâchoire édentée, est parfois rompu par un terrain vague semé de débris et d’ordures. Sur certains de ces espaces en friche, on construit des logements financés par d’énigmatiques investisseurs n’ayant jamais mis les pieds dans ce faubourg excentré, coincé entre la ville et les terminaux portuaires. Marcus habite avec sa mère et sa sœur un petit immeuble si proche du stade de foot qu’il arrive parfois qu’un ballon brise une vitre. Un urbaniste des années soixante-dix a tenté de créer un village à partir d’une douzaine de bâtiments de cinq étages de longueur variable, disposés de façon un peu erratique parmi les parkings et les pelouses pour éviter les effets de symétrie trop brutaux.

Sur la table du salon familial, Marcus trouve un mot de sa mère lui rappelant qu’il devra aller chercher Camilla au centre aéré à dix-sept heures. Il s’ouvre une canette de thé au citron light, manipule sans conviction la télécommande du home-cinéma puis s’allonge sur le canapé pour feuilleter des mangas empruntés la veille à la bibliothèque. Les  livres sont sales et déglingués d’être passés entre tant de mains. Marcus s’amuse un moment à imaginer le contenu d’une page manquante, mais bientôt il se relève, craignant de s’endormir et de laisser passer l’heure. Il faut aussi résister à la tentation de se goinfrer de biscuits ou de tartines de Nutella, attendre au moins le moment du goûter avec Camilla. La meilleure solution est encore de ressortir, malgré la paresse et la fatigue, d’aller traîner sur l’esplanade de bitume où zone sans aucun doute l’un ou l’autre de ses amis de la première jeunesse. Leur groupe s’est dégarni au fil des années et des départs vers le monde extérieur, mais il reste suffisamment nombreux pour tenir chaud à ses derniers membres. Oui, il est bon et réconfortant de savoir que d’autres que soi mènent la même vie incertaine et sans perspective claire.

« Oh Snake, t’es encore là ? Je croyais que t’étais parti en vacances avec la belle Karin. »

« Non, pas de fric… Et toi, toujours employé à servir le potage aux vioques ? »

Malgré cette question peu sympathique, Marcus est heureux de trouver en bas de son immeuble celui qu’il a accompagné au lycée chaque matin, jusqu’en première, et qui maintenant ne fait plus que de rares apparitions dans sa vie, même quand il n’est pas retenu par ses études à la fac. Warren a toujours aimé s’isoler ; l’été suivant le bac, sans tirer aucune joie de son succès, il est resté deux semaines entières cloîtré chez lui, à réfléchir à la direction à donner à son existence, plongé dans une sorte de neurasthénie, selon sa mère qui l’a supplié en vain de consulter un conseiller d’orientation ou même de partir en vacances n’importe où. Lorsqu’il consent à se montrer, il ne participe qu’avec réticence aux discussions, surtout si elles prennent un tour passionné ou grandiloquent. Parfois il évoque d’une voix lasse un examen, un voyage à l’étranger, un projet musical, de quoi faire comprendre que la cité n’est qu’un aspect infime de sa vie immense. Bien sûr les autres le considèrent comme un frimeur, voire un traître aux valeurs du quartier, mais ce côté déplaisant de sa personnalité se manifeste depuis l’enfance. Et puis ils se disent qu’un jour, inévitablement, il les quittera pour de bon, eux et leur univers, alors  ils se  réjouissent que pour l’heure il soit encore malgré tout un gars du coin, parce que la pensée de son départ les remplit d’une tristesse qu’ils ne s’expliquent pas.

« Ce soir y’a un concert d’Afrikaan Holocaust au Vertigo, » dit Marcus, « tu vas y aller ? »

« Non, j’ai rencart en ville avec des parents qui cherchent un prof particulier pour leur gamin, et après ma mère organise un repas de famille en l’honneur d’un oncle qui vient vivre chez nous pour une semaine ou deux. Elle veut absolument que je sois là… De toute façon j’ai jamais été fan d’Afrikaan Holocaust, trop bourrins à mon goût. »

Ils se sont assis tous les deux sur les marches, devant le porche de l’immeuble. Marcus aime ces après-midis d’été où l’air est immobile. Il pourrait passer des heures sans rien dire, à regarder la chaleur vibrer au-dessus du bitume, à écouter les bruits des portiques manœuvrant les conteneurs, loin là-bas sur les quais. Si la vie, l’éternité même s’écoulaient de cette manière, il s’en satisferait volontiers, mais Camilla doit déjà l’attendre au centre aéré. Snake se secoue lui aussi, sans doute était-il parti dans une de ses méditations sur l’avenir qui le mènent bien au-delà du modeste paysage urbain que son ami ne souhaite pas quitter. Depuis quelque temps, il porte sur la face interne de l’avant-bras droit un tatouage à l’encre noire représentant des idéogrammes. Marcus s’abstient de l’interroger à ce sujet, moitié par discrétion, moitié par indifférence. Au lycée, Warren l’impressionnait par sa parole coupante, ses succès scolaires et féminins, son assurance en toute situation. La dernière année, pourtant, il avait cessé de l’écouter sans réserves ou même de l’attendre à la fin des cours. Cette évolution  l’avait d’abord lui-même surpris, car rien ne la justifiait a priori. Ce n’était pas du tout de l’hostilité, ni la mort d’une amitié. C’était comme si une ancienne peau s’était détachée de lui ; quand les copains discouraient à l’infini sur leurs prouesses sportives ou sexuelles, leurs projets de bizness, d’émigration, il ne parvenait plus à articuler le moindre mot pour manifester son intérêt ou son approbation. Lui était devenu, pour les autres, une paire d’yeux ronds dans une face enfantine, un inconnu solitaire qui, un beau jour, a cessé de venir en cours, va savoir pourquoi, en tout cas bon débarras car il faisait tache, tout le monde le trouvait bizarre, voire un peu retardé.

Tandis que Warren remonte chez lui, Marcus se dirige à pas tranquilles vers le centre aéré. Les enfants que l’on n’est pas encore venu chercher jouent librement dans la cour carrée, sous la surveillance de la directrice et d’un jeune hercule qui parle trop fort en agitant les bras.

« La prochaine fois arrivez à l’heure, sinon on ne pourra plus accepter Camilla au centre, » aboie la directrice, une femme aux cheveux blonds huileux devant approcher la quarantaine. « J’ai laissé trois messages sur le numéro de portable que vous avez donné. Moi aussi j’ai des enfants qui m’attendent ! » Son visage crispé se détend d’un coup quand Marcus lui présente ses excuses. « Bon, c’est pas grave, mais faites attention quand même, ça sera plus simple pour tout le monde. » Elle n’a pas l’habitude que les retardataires reconnaissent leurs torts. En général, ils lui opposent avec agressivité toutes sortes de justifications, plausibles ou ridicules, menacent de se plaindre à la mairie ou même de lui « claquer la gueule », tant et si bien qu’elle rugit par réflexe et s’adoucit à la première parole conciliante. Le balèze extraverti, qui s’était avancé derrière la directrice pour la soutenir de sa silhouette de culturiste, sourit d’attendrissement lui aussi. Sous la canicule, il part à la poursuite de Camilla, absorbée dans un jeu de gagne-terrain, la saisit au bras d’une main collante pour la ramener furieuse à Marcus.

Sur le chemin du retour à la maison, Camilla bombarde son frère de questions sur l’état de santé de Nestor, leur chat roux. Connaissant son attachement pour la bête, entrée dans la famille presque en même temps qu’elle, Marcus hésite à lui répondre sans détour ; tout à l’heure, il a trouvé Nestor apathique, sans aucun entrain, et a dû nettoyer à la javel l’intérieur de sa caisse, éclaboussé de déjections diarrhéiques.

« Bah, il est un peu mou à cause de la chaleur… C’est vrai qu’il a un peu maigri, mais avant il était trop gros, alors c’est un mal pour un bien. De toute façon, m’man le montrera au véto après-demain, au cas où il aurait quand même besoin d’un petit traitement… »

Camilla accueille ses explications avec méfiance, mais se tait enfin. Luciane, leur mère, les a précédés à l’appartement. Comme chaque fois qu’elle rapporte de la nourriture de son travail à la cuisine centrale des services municipaux, ses enfants inspectent le contenu des sacs en plastique et des Tupperware en formulant des commentaires enthousiastes ou dégoûtés.

« Avec la chaleur je n’ai pas pu ramener grand-chose, tous les aliments tournent dès qu’on les sort du frigo. D’ailleurs je ne sais pas comment vous pouvez avoir aussi faim avant le dîner, moi tout m’écœure, à part les fruits… »

« Tu sais pas ce qui est bon, » lui répond à la volée Camilla, occupée à débarrasser de son film plastique une tranche de marbré au chocolat. Tout en enfournant le gâteau industriel, elle se précipite vers sa chambre où, depuis quelques jours, Nestor ne quitte plus son panier que pour aller à la litière. Camilla se fige sur le seuil et observe le chat à distance. Qu’il ne se lève pas pour aller à sa rencontre mais se borne à tourner la tête vers elle, comme pour un salut mélancolique, lui fait monter les larmes aux yeux. Elle s’approche tout doucement et s’agenouille devant lui, sans oser d’abord le toucher ni même lui murmurer les choses auxquelles elle a pensé tout à l’heure, sur le chemin du retour, en se disant que ses mots, si elle les choisissait avec la plus grande attention, pourraient aider Nestor à guérir. Mais comment être sûre de prononcer les bonnes paroles, justement ? Il lui semble maintenant qu’elle risque de provoquer une catastrophe par maladresse, aussi elle se contente de répéter « Nestor, Nestor… » en effleurant le pelage couleur de feu. Au bout d’un long moment, elle se relève et marche à reculons vers la porte pour maintenir le contact visuel avec son chat jusqu’à ce qu’elle soit sortie de la pièce. Tant qu’elle le regardera, il ne pourra rien lui arriver ; au contraire, elle lui communique sa force. Cette idée subite lui paraît tout à fait digne d’intérêt. Elle se promet d’en parler à Marcus, lui la comprendra. Ils se relaieront auprès de Nestor pour l’encourager à tenir bon. Ils choisiront ensemble les mots qui guérissent et réconfortent, à eux deux ils éviteront les erreurs les plus graves.

Camilla trouve son frère et sa mère dans la cuisine, plongés dans une discussion qui cesse à son entrée.

« M’man, » dit-elle, « c’est demain qu’il faut emmener Nestor chez le vétérinaire, pas après-demain ! »

« Il n’y avait pas de rendez-vous disponible plus tôt, ma puce, à cause des vacances. Le vétérinaire a même accepté de commencer sa journée avant l’heure habituelle, spécialement pour Nestor. »

« En tout cas je veux venir avec toi ! »

« Je t’ai déjà dit que c’est pas possible. Je passerai là-bas pendant que tu seras au centre aéré et après je file aussitôt au travail. Ils garderont Nestor pour la journée, le temps de faire des examens. Ne rends pas les choses encore plus compliquées, je fais tout ce qui est possible pour ton chat, ça va coûter au moins quarante euros. J’ai aussi été gentille de te laisser mettre son panier dans ta chambre. »

Camilla sait que sa mère ne changera pas d’avis, qu’elle se mettra même en colère si elle insiste. Sa masse boudinée dans le tablier de toile cirée, son front haut, son chignon sévère manifestent son autorité. Appuyé contre le rebord de l’évier, Marcus, d’un sourire triste, dissuade sa sœur de repartir à l’assaut. Il tente une manœuvre de diversion :

« Viens, je vais te montrer un truc sur l’ordi… » Mais Camilla quitte la cuisine sans lui répondre. Nestor, dans son panier, a plus que jamais besoin d’elle, car personne d’autre ne se soucie réellement de lui, pas même Marcus. Elle sait maintenant qu’elle devra chercher seule les mots qui le sauveront. Cette nuit, elle s’allongera par terre près de lui, sur la descente de lit. Tant pis si sa mère la surprend dans cette position au petit matin.

Warren examine la façade du pavillon, plutôt cossu mais à l’évidence mal entretenu. C’est le dernier, dans la direction de l’océan, d’un petit lotissement enclavé parmi des constructions plus anciennes. En traversant le jardinet, il remarque quelques mégots écrasés dans la pelouse vert-jaune, encore déparée par des touffes d’une herbe plus sombre et plus drue. Bien que lui-même soit loin d’être un obsédé de l’ordre, il fronce le sourcil. Ces gens sauront-ils être plus rigoureux quand il s’agira de payer ce qu’ils lui devront ?… La porte s’ouvre avant qu’il ait sonné :

« Ah bonjour, vous êtes très ponctuel ! Venez, entrez, le chien n’est pas méchant… »

Warren balbutie quelques politesses, mécontent d’avoir été pris au dépourvu par cette femme dont la sophistication le surprend. Il ne voit d’abord que son visage fardé, sa peau brun-doré où commencent tout juste à s’imprimer les marques de l’avancée en âge, puis, quand elle lui tourne le dos pour lui ouvrir la voie, ses longues tresses terminées par des perles multicolores.

« Ne faites pas attention au désordre, je ne suis pas une bonne maîtresse de maison… »

Le timbre de sa voix change parfois subitement, passant de l’aigu au grave, comme si deux personnes cohabitaient dans son corps  et se disputaient la parole. Elle précède Warren dans le salon, au bout d’un corridor aux murs blancs ornés de quelques lithographies abstraites. Son bavardage empêche le jeune homme d’étudier les lieux à sa guise. Tout en s’installant dans le canapé en cuir, il lui faut répondre que oui, il a trouvé facilement, que non, merci, il n’a pas soif… Les premiers contacts avec les parents sont un moment qu’il déteste, mais il est essentiel de les rassurer, par des diplômes et des références, bien sûr, mais surtout en montrant que l’on est du même monde, en dépit de certaines apparences. Mme Dekeyzer parle avec un accent indéfinissable, chuintant et précieux, qui effondre les « r », bien différent de celui des étudiants africains que fréquente Warren. Elle sourit volontiers de toutes ses dents étincelantes, et son rire découvre une grotte de corail et de nacre. Des anneaux de pacotille s’agitent à ses poignets, mais elle porte ces babioles sans vulgarité, avec une sorte de grâce fantaisiste.  Warren doit faire un effort sur lui-même pour ne pas laisser divaguer son attention au point de perdre le fil de la conversation.

« Bon, il est temps que je vous présente votre futur élève. Il s’est caché dans sa chambre, vous verrez, il est assez timide. »

Resté seul dans le salon, Warren soupèse une dernière fois les termes de l’accord conclu la veille au téléphone. Une heure le mercredi, une heure le samedi, une demi-heure de trajet à l’aller et au retour, le tout pour trente euros par semaine… Ce n’est pas l’affaire du siècle, mais la concurrence est dure dans le secteur du soutien scolaire. Il regrette surtout d’avoir perdu, au dernier trimestre, quatre heures de cours hebdomadaires bien payées, à deux pas de sa résidence universitaire. Avec une satisfaction déplaisante, le père de son élève, un boucher-traiteur prospère, lui avait annoncé sans préavis ni justification la fin de sa «mission », comme il disait. Warren pressent que l’enfant – un mou, sournoisement fainéant derrière ses lunettes d’élève modèle, qui lui faisait penser à un gros ver blanc – a dû le rendre responsable de sa nullité.

« Dis bonjour à ton professeur, Éric. »

Pour une raison obscure, le garçon de dix ou douze ans qui se tient maintenant devant Warren ne lui plaît pas davantage, bien qu’il soit plus gracieux avec ses cheveux noirs et raides encadrant un visage aux traits féminins. De toute façon il n’aime pas les enfants, il ne les fréquente que par nécessité économique. Il émet néanmoins quelques paroles d’une plate cordialité, pour affirmer sa confiance en la fécondité du travail qu’ils accompliront ensemble. La mère lui expose ensuite ses préoccupations aussi ouvertement que si son fils s’était soudain évaporé :

« Éric a beaucoup d’imagination, ça se voit dans ses rédactions, mais il manque de rigueur, de précision. Et puis il est nul en orthographe, en grammaire… Une catastrophe, et ce n’est pas moi qui peux l’aider, vu mon niveau en français… »

Warren proteste sans conviction. Il est à la fois impatient d’en finir avec ces présentations interminables et curieux d’en apprendre davantage sur cette femme étrange.

« Vous êtes gentil, mais j’avais déjà presque trente ans quand je suis arrivée d’Éthiopie. J’ai suivi des cours, mon mari a fait beaucoup d’efforts pour m’aider à progresser, mais il y a toujours des choses qui m’échappent dans votre langue, surtout à l’écrit. L’emploi des temps du passé, par exemple… »

Tout en manifestant son intérêt pour ces explications par des monosyllabes ou des hochements de tête, Warren se demande quelle langue on peut bien parler en Éthiopie, ce pays qui n’existe pour lui qu’à travers son café et ses coureurs de marathon. Il voudrait trouver le temps de combler un tant soit peu les lacunes de sa culture générale ; plus d’une fois il s’est fixé d’ambitieux programmes de perfectionnement, qu’il a toujours abandonnés au bout de deux ou trois semaines, faute de méthode. Longtemps il s’est étonné de réussir ses études universitaires en partant de bases aussi fragiles ; cela ne peut s’expliquer selon lui que par la médiocrité générale, et cette pensée ne l’apaise pas. Qu’est-ce qu’il n’aurait pas fait s’il avait été mieux guidé ? La vue d’un piano droit dans un coin du salon lui rappelle qu’il ignore tout du solfège et qu’il n’est qu’un gratouilleur de guitare faisant illusion grâce à un maigre talent naturel. Et voilà qu’on l’embauche pour donner des cours alors que c’est lui qui aurait besoin d’en recevoir, dans tant de domaines…

« Alors vous croyez que vous pourrez faire quelque chose pour Éric ? J’aimerais tellement qu’il démarre sa cinquième sur de bonnes bases ! »

Warren, arraché à ses méditations moroses, reprend aussitôt ses esprits pour exprimer l’optimisme attendu par sa cliente :

« Les difficultés de votre fils tiennent sans doute à un manque de confiance. Comme il est plutôt timide, ce n’est pas facile pour lui de demander des explications complémentaires en classe, et puis au collège on est censé avoir déjà acquis les bases, même si ce n’est presque jamais le cas en réalité. Un suivi personnalisé, dans une ambiance détendue, devrait l’aider… »

Ce discours convenu semble produire l’effet escompté. Pour le reste, on verra bien, se dit Warren. L’enfant le dévisage avec une intensité gênante, comme s’il le connaissait déjà sous un autre jour, défavorable bien entendu. Il est resté mutique depuis son entrée dans le salon, mais son calme s’apparente à celui d’une mine enterrée au bord du chemin, attendant le pied naïf qui déclenchera l’explosion.

La rencontre préliminaire s’achève enfin. Warren espérait un petit défraiement, mais Mme Dekeyzer ne semble pas y songer et le reconduit jusqu’à la porte sans autre forme de procès. La main posée sur l’épaule de son fils, elle le regarde disparaître au bout de la rue. Ce soir, de sa voix égale, son mari lui posera de multiples questions au sujet du nouveau professeur particulier, à sa manière oppressante, comme s’il cherchait à la prendre en défaut : « Il t’a montré ses diplômes ? Tu as téléphoné aux références qu’il t’a indiquées ? Pourquoi tu ne l’as pas fait ? C’est curieux qu’il n’ait pas dit plus tôt qu’il habite le quartier portuaire, tu ne trouves pas ? J’aurais vraiment aimé être là, c’est dommage qu’il soit venu le jour où j’ai la réunion du comité d’hygiène et de sécurité à la banque. » C’est un peu la même chose quand il joue aux échecs avec Éric : « Pourquoi tu déplaces ton fou en G3 ? Tu vois pourquoi c’est une erreur ? » L’année dernière, Mme Dekeyzer a emmené son fils chez une pédiatre, qui lui a expliqué que ses relatives difficultés scolaires étaient peut-être liées à son émigration : « Même lorsqu’un enfant a quitté très jeune sa culture d’origine, la rupture peut laisser des traces. Vous devriez l’aider à garder un lien avec ses racines, par exemple en voyageant avec lui là-bas… »

Fayza Dekeyzer n’a pas été convaincue par cet avis, qui lui a semblé lancé au hasard. Elle ne croit plus à la possibilité d’acquérir une connaissance utile du fonctionnement de l’esprit humain en quelques trimestres d’études universitaires. Deux ans plus tôt, elle a entrepris une psychothérapie sur les conseils de son généraliste. Pendant six mois, tous les lundis après-midis, elle s’est assise dans une espèce de fauteuil de dentiste, face à un barbu débonnaire retranché derrière son bureau aux pieds en pattes de lion et son petit bidon de gastronome. Au début, il l’a écoutée exposer à tâtons ses difficultés et ses insatisfactions, se contentant de relancer, quand un silence durait trop, par une interrogation reprenant les derniers mots de sa patiente : « vous dites que vous auriez aimé reprendre des études ? » ; « vous dites que votre mari manque de tact ? ». Fayza se lassa vite de ces questions paresseuses et le fit savoir, mais elle finit par le regretter, car son thérapeute, sans doute piqué au vif, passa en quelque sorte la vitesse supérieure en émettant des commentaires laconiques, pareils à des jets d’acide ou d’eau glacée, selon les cas : « oui, d’un certain point de vue, on peut dire que vous avez une vie de merde » ou « vous devriez peut-être penser à prendre un amant ». Cette grossièreté tranquille décida Fayza à mettre un terme à son rituel du lundi, sans chercher à savoir si de telles remarques étaient destinées à la faire fuir ou à provoquer en elle une réaction.

Tous droits réservés©Philippe Hermann