La patrie nocturne

À la terrasse du Magis, les chauffeuses au gaz ont été allumées dès les premiers froids, au début de l’automne. Karl se sent mécontent et irrité, seul parmi les buveurs de tisane vêtus de lodens ou de peaux de bêtes, tassés dans leurs fauteuils en osier. Lui, au moins, se dit-il avec satisfaction, circule en pull ou en veston jusqu’au cœur de janvier, les doigts bleus et la face couperosée, peut-être, mais plus vivant que tous ces amateurs d’eau tiède, infiniment occupés des appartements qu’ils ont possédés, possèdent ou posséderont dans l’avenir.

Les cliquetis de petites cuillères et les bruits de gosiers empêchent de bien suivre les conversations. Karl lève les yeux vers les grands arbres du parc frissonnant de leurs dernières feuilles, et songe qu’il n’aura jamais les moyens d’investir dans un quelconque projet immobilier. Des millions d’êtres humains ont contemplé avant lui ces végétaux magnifiques et en ont retiré un obscur réconfort, même en temps de guerre mondiale, d’épidémie de choléra ou de krach boursier. Tout un fleuve d’événements dramatiques a déjà coulé devant les grilles aux pointes dorées, mais il n’en subsiste qu’un léger clapotis, une histoire que l’on peut commenter négligemment, affaissé sous une chaufferette à la terrasse du Magis – juste une écume d’images grises que l’on disperse d’un souffle chargé de vin chaud ou de thé à la bergamote. Tout passera de la même manière, et cette pensée aussi est un réconfort. Il suffit d’adopter une vision panoramique des choses, médite Karl, et alors on s’aperçoit que si tout est tragique, rien n’est jamais vraiment grave.

Cependant il lui est difficile de se maintenir longtemps à cette altitude. Son visage reflété dans une glace de la brasserie, une parole déprimante prononcée à la table voisine lui ramènent à la mémoire, comme de mauvais souvenirs d’enfance, un monde de perspectives déplaisantes. Par exemple, l’examen du budget de l’État débutera dans trois semaines au Parlement. Un mois durant, week-ends compris, Charpine accablera ses collaborateurs d’exigences presque inhumaines. Tous les services du ministère trembleront sous ses colères livides ; dans la soute, Karl et ses collègues vacataires, inconnus des organigrammes, rédigeront dans l’anxiété des notes et des projets d’intervention sur des sujets infimes ou grandioses.

Charpine et son âme de fer. Pour Karl, il avait d’abord été un simple chargé de travaux dirigés à la fac, un de ces doctorants encore proches des étudiants de base avec qui on pouvait partager, à l’occasion, les frites refroidies ou les légumes râpés du restaurant universitaire. C’était d’ailleurs un peu pénible : Charpine avait la manie des synthèses brillantes, des débats de société, des aperçus ingénieux, et ses compagnons de table s’efforçaient de le suivre de loin, la bouche pleine de steak haché, le regard éteint par la mastication. A l’époque, il n’était apparemment qu’un jeune universitaire parmi tant d’autres, qui finirait un jour par décrocher un poste de maître de conférences dans une faculté de second plan. Mais il s’était ensuite révélé, tout à la fois, une effrayante bête à concours et un homme de réseau. Un jour amer, l’intellectuel décontracté fut aspiré dans le monde des costumes à fines rayures et des agendas électroniques, laissant sur place ses étudiants douloureusement stupéfaits. Ils s’étaient sentis trahis. Naufragés des stages en entreprise et des listes d’attente, ils tentèrent à bien des reprises de percer son secret et ses méthodes, autour des gobelets en plastique de la cafétéria. Charpine se remuait plus qu’eux tous réunis, sans le moindre doute. Il en voulait davantage, c’était l’explication la moins blessante. L’année suivante, leur groupe s’était effiloché et finalement dissous dans des circonstances incertaines, au fil des réorientations et des petits succès.

D’une manière tout à fait fortuite et imprévisible, Charpine et Karl s’étaient retrouvés à l’occasion d’un débat parlementaire sur la protection sociale des artistes de rue. Karl participait, à titre précaire, à l’élaboration du compte rendu officiel de la discussion. Alors qu’il prenait des notes, avachi à son pupitre, il s’était aperçu qu’un homme assis au banc du gouvernement lui adressait des sourires et des clins d’œil, ce que l’on appelle abusivement des signes d’intelligence. C’était ce vieux Charpine, épanoui et prospère dans ses fonctions de directeur de cabinet du ministre de la mémoire et de la création. Karl avait feint d’ignorer ces approches ambiguës en se penchant sur ses pattes de mouche avec la crispation d’un myope non corrigé. À la fin de la séance, il avait profité de la confusion habituelle pour s’éclipser tandis que le ministre et ses collaborateurs serraient des mains de parlementaires, s’engageaient à répondre ultérieurement par écrit, donnaient des assurances tout en se félicitant de la haute tenue du débat.

Mais Karl avait été repris à l’arrêt des bus, face au Magis. Charpine, l’apercevant depuis sa voiture, avait donné l’ordre au chauffeur de stopper et s’était dirigé sans hésitation vers lui, qui tentait de s’enfouir dans la pâte humaine des flâneurs et des salariés.

– Alors, Karl, qu’est-ce que tu deviens ? Tu n’as pas l’air de me remettre : on a oublié les vieux amis ?

Pourquoi était-il si familier, si peu naturel ? se demanda Karl. À l’université, c’est vrai, Charpine le tutoyait, mais lui ne s’était jamais senti autorisé à le faire, et quand ils parlaient ensemble Karl cherchait en permanence des périphrases complexes pour éviter d’avoir à employer le moindre pronom personnel. Évidemment, cette situation absurde lui rendait toute discussion avec Charpine épuisante, et il avait fini par trouver plus simple de le fuir.

Ce jour-là, les retrouvailles furent difficiles. Néanmoins, bien qu’assailli de pensées négatives, Karl émettait de légers rires serviles, en guise d’acceptation de cette fausse camaraderie. Tous deux suaient à grosses gouttes et respiraient mal à cause de la pollution automobile.

– Alors comme ça, tu travailles pour les comptes rendus parlementaires ?

– C’est tout à fait provisoire. Comme je suis le premier collé du dernier concours de recrutement, ils m’ont appelé pour remplacer une titulaire partie en congé de maternité.

– Eh bien, c’est un début…

De quel début parlait-il ? Karl lui jeta un coup d’œil sévère, pensant d’abord qu’il ironisait. Non, pourtant. Charpine avait le teint brouillé, le visage luisant. Ses sourcils se rejoignaient au bas de son vaste front de chauve précoce, ce qui lui donnait un air dur et inquiétant, mais il semblait sincèrement bienveillant, presque attendri. Malgré un léger embarras, il avait la volonté manifeste d’être aimable, lui qui s’était évadé par le haut du labyrinthe universitaire.

– C’est drôle qu’on se retrouve maintenant… Figure-toi que j’ai plus d’une fois pensé à toi ces derniers temps, j’ai même fait chercher ton adresse sur Internet, sans pouvoir la trouver.

Charpine s’était contrôlé pour ne pas en venir trop brutalement au fait, mais l’impatience suintait de ses gestes et de ses mimiques. Derrière les fines lunettes, ses yeux sombres semblaient sans cesse à l’affût d’un compte à rebours menaçant. Le chauffeur du ministère l’attendait, garé en double file, pour l’emmener Dieu savait où.

– J’imagine que le plus proche collaborateur de M. le ministre supporte une charge de travail monstrueuse, hasarda Karl en grimaçant un sourire. Je ne vais pas le retenir plus longtemps.

– C’est vrai, c’est vrai, toi aussi d’ailleurs sans doute ton temps est précieux (Charpine se précipitait, heureux que son ami retrouvé ait ouvert un raccourci qui leur permettrait de glisser sur le sujet de la vie privée et des histoires de couple). À vrai dire, mon plaisir de te revoir n’est pas tout à fait désintéressé. Je cherche en permanence, au ministère, des « plumes », des gens capables de rédiger des projets de discours ou d’intervention pour mon patron. Il faut croire que plus personne ne sait manier la langue, car j’ai dû renvoyer la plupart de ceux que j’ai mis à l’essai depuis notre entrée en fonctions. Des illettrés diplômés, ou alors des tâcherons sans finesse, des bourrins infichus de trouver le ton juste… J’ai besoin de quelqu’un comme toi, doué à la fois pour l’analyse et la synthèse (à cet instant, Charpine repoussa de ses deux mains écartées des protestations que Karl ne formulait pas), capable de rédiger des papiers sur des thèmes culturels, qui serviront dans des débats parlementaires, des circonstances officielles, des inaugurations, des commémorations… À la fac, j’avais été impressionné non seulement par la qualité rédactionnelle des travaux que tu me rendais, mais aussi par les articles que tu publiais dans cette petite revue littéraire, La Pieuvre…

– L’Octopode. On était quatre rédacteurs et on écrivait comme nos pieds.

– Ah oui, c’est ça, l’Octopode ! (Charpine se mit à rire en regardant de côté, il semblait se rappeler soudain une vieille blague oubliée.) Est-ce que les tentacules de la bête bougent encore, d’ailleurs ?

Immobiles devant la station de bus, ils formaient un îlot bavard que les usagers contournaient avec une courtoisie agacée. Karl pensa à cette revue étudiante comme à l’un de ces épisodes douteux de son adolescence où il n’avait pas été à la hauteur d’il ne savait quelles exigences. Par bonheur, se dit-il, tous les exemplaires du dernier numéro étaient partis au pilon après avoir été saisis par l’huissier. Jamais personne ne lirait cet article ridiculement métaphysico-lyrique sur le romantisme contemporain qu’il avait écrit un soir de dépression. Tout cela avait sombré dans le néant ; dans le même ordre d’idées apaisantes, tous les témoins de sa jeunesse idiote finiraient bien par mourir, les uns après les autres.

– Non, la bête est bien morte. Enfin, sauf pour son créateur et rédacteur en chef, qui doit continuer à rembourser l’imprimeur sur son salaire de prof de collège.

Ils riaient maintenant tous les deux à gorge déployée, tandis que Karl cherchait à évaluer cette proposition inattendue, presque vertigineuse, de devenir un rouage, fût-il infime, du pouvoir. Il hésitait à attribuer à Charpine des intentions amicales, qu’il ne méritait d’ailleurs pas, et se demandait quel serait le prix à payer. Face à lui, le directeur de cabinet paraissait désormais tout à fait détendu, comme s’il avait d’ores et déjà obtenu ce qu’il souhaitait. Tout en parlant, il malaxait puissamment un chewing-gum, et le mouvement circulaire de la langue dans la bouche parfois entrouverte évoquait la rotation d’une toupie à béton.

– C’est très gentil d’avoir pensé à moi, j’en suis vraiment flatté, mais je ne m’intéresse pas beaucoup à la politique. Je sais que j’ai tort, mais c’est la triste réalité. Et puis je ne crois pas que je serais capable d’écrire ce genre de choses, je manque de connaissances techniques. Je ne voudrais pas que l’on se trompe sur mon compte, je crains de décevoir.

– Tu vois tout en gris et en petit, c’était déjà ta faiblesse à la fac. (Charpine adoucit son jugement d’un sourire.) Le cas échéant, on te fournira tous les éléments nécessaires, selon les sujets que tu auras à traiter, mais il s’agira généralement d’écrire des généralités sur des thèmes très généraux. Tout est dans la manière. Quant à l’aspect politique, on ne te demande pas d’être un militant mais un artisan, presque un artiste, et ton nom ne figurera nulle part, sur aucun document. Tu travailleras dans le ventre de la bête, inconnu des hommes et des dieux. J’ai besoin de magiciens du verbe, Karl, je n’ai plus le temps de mettre à l’essai des inconnus pour renforcer mon équipe ; un ministre passe son temps à prendre la parole en public, il faut fournir en permanence de la matière. C’est quasiment un service que je te demande, ne m’oblige pas à me mettre à genoux devant toi en pleine rue !

Il prononça ces mots dans un dernier rire.

 

 

Ce jour de novembre, à la terrasse surchauffée de la grande brasserie, le magicien Karl repose sa tasse déjà vide. Sa situation matérielle toujours branlante lui a imposé d’accepter l’offre de Charpine, quelques mois plus tôt, et de déployer des efforts immenses pour donner satisfaction à son nouvel employeur. Les premiers jours, il s’était présenté au ministère de bonne heure, soucieux de conquérir la moindre bienveillance, impatient de pénétrer sous la voûte du porche, d’agrafer son badge et de sourire aux plantons. À l’entresol, une pièce biscornue aux murs couverts de tissu beige et de taches noirâtres était affectée aux collaborateurs supplétifs du cabinet, rédacteurs et experts de toutes sortes. Karl y retrouvait deux ou trois collègues assis devant leurs ordinateurs autour de la grande table ovale aux pieds ornés de têtes de lions, seul meuble prestigieux de l’endroit. Il ne reconnaissait jamais les jeunes gens en costume ou en tailleur gris qui répondaient mollement à son salut. Est-ce qu’ils se renouvelaient sans cesse, ou était-ce sa mémoire qui ne parvenait pas à les différencier ? Une conversation prudente s’engageait à l’heure du café, que l’on préparait soi-même, à l’ancienne, à l’aide d’une bouilloire électrique et de dosettes d’arabica déshydraté, répandues en vrac sur une desserte. On risquait parfois, sur un sujet d’actualité, une opinion à l’aveuglette, sans savoir à qui on avait affaire.

Descendu des étages nobles, un type moite aux yeux globuleux faisait chaque fois une apparition, un peu avant la pause du déjeuner. Monsieur Kremer parlait aux nouveaux venus en initié, presque en frère aîné. Il tournait longuement dans la pièce, les mains derrière le dos, ses gros pieds broyant les miettes de cake au chocolat éparpillées sur le sol, puis finissait par s’asseoir. Quand il se penchait subitement au-dessus de la table en levant les sourcils derrière ses verres en hublots, on s’attendait à des considérations profondes ou à des conseils judicieux, mais il ne tombait de sa bouche humide que des blagues périmées et des ragots infects :

– Vous connaissez la différence entre la nouvelle responsable de l’animation culturelle en milieu carcéral et un interphone ? Non ? Eh bien, il n’y en a pas, puisque les deux sont couverts de boutons.

Ou encore, la voix réduite à un murmure, l’index dressé :

– Je vous le dis sur le ton de la confidence, Karl, à toutes fins utiles et sous le sceau du secret, pour vous éviter une gaffe : entre Cardetti et Caroff, il y a plus qu’une amitié.

Après quoi il ramenait sa bedaine sur ses cuisses, satisfait de s’être montré bon camarade avec ce bizut de Karl, qui débutait dans la carrière et se voyait retourner ses premières notules griffées de rouge par l’un des adjoints directs de Charpine – « trop long », « incompréhensible », « on dirait du Proust », « votre style est nul »…

– Ne vous inquiétez pas, le rassurait Kremer, il faut des années pour faire un bon rédacteur, et encore la plupart des gens n’y arrivent jamais. D’habitude, Charpine et ses séides sont beaucoup plus violents que cela. J’en ai vu plus d’un quitter ce bureau en larmes, croyez-moi ! Le tout, c’est que ce gouvernement tienne assez longtemps pour que vous puissiez vous faire la main. Moi qui vous parle, en tant que fonctionnaire, j’en suis à mon vingt-deuxième, vous vous rendez compte ?

Cela étant, Karl n’avait pas tardé à comprendre que les vacataires n’étaient pas vraiment les bienvenus dans les locaux toujours trop étroits du ministère. On préférait en haut lieu qu’ils restent chez eux et se contentent d’envoyer le fruit de leurs travaux solitaires par la voie électronique. Quoi qu’il en soit, au bout de quelques semaines, certains indices donnèrent à penser que la plume de Karl s’assouplissait plus vite que ne l’avait prédit l’homme aux propos gluants. Ainsi, les collaborateurs de Charpine le sollicitaient de plus en plus, y compris sur des sujets qui ne figuraient pas dans ses attributions initiales, comme les célébrations militaires. À ses désormais rares passages dans les bureaux, il sentait que Kremer le considérait avec la perplexité mécontente du parieur voyant un tocard sans références se rapprocher de la tête de la course. Les mois précédents, des aspirants plus diplômés, mieux habillés, beaucoup moins inhibés que lui avaient échoué lamentablement à satisfaire Charpine.

C’est à ce moment que Karl avait commencé à rêver d’un poste plus officiel, peut-être de chargé de mission, pouvant déboucher, en cas d’alternance politique, sur un reclassement en tant que fonctionnaire. À côté de la voie ardue des concours, il existait en effet des modalités parallèles d’accès à l’administration. On avait déjà remarqué son intelligence, manifestement, et sans doute songeait-on à lui confier la rédaction d’interventions délicates, telles que le discours liminaire du ministre lors de l’examen du budget à l’assemblée. Il débuterait par une citation inattendue, quelque chose de bien senti et de spirituel, puis trufferait son texte, comme on enrichit de pistaches un pâté en croûte, de formules paradoxales et brillantes que les journaux de qualité se plairaient à reprendre. Le soir, du fond de son lit, Karl, un demi-sourire béat aux lèvres, se voyait enfin à l’honneur.

 

 

 

 

 

Passé le carrefour à six branches, la rue du Transvaal monte en direction du nord, s’ouvrant sur le ciel comme une promesse. Quand il sort de son immeuble, un peu étourdi par l’air frais du dehors, Arnold se contente d’en suivre du regard la perspective. Des pensées bizarres le traversent à la vue des façades hérissées d’enseignes commerciales et de néons clignotants. Le jour de son emménagement, charmé par le mystère de cette voie ascendante qui semble donner sur le vide, il s’était promis d’aller voir dès le lendemain de quoi il retournait. Et puis chaque fois, par la suite, il avait descendu la pente menant au carrefour, à ses transports en commun, son marchand de journaux et ses traiteurs exotiques, et remis l’exploration à plus tard, comme tant d’autres choses qu’il finissait par oublier complètement.

Ce matin, avant de se laisser glisser au bas de la rue, Arnold a trouvé une lettre bien étrange dans son maigre courrier de célibataire sans relations utiles. Repoussé dans un coin du hall par la serpillière de la gardienne, agressé par les odeurs d’eau de javel et de viande mijotée, il a soupesé avec curiosité la lourde enveloppe. Hum. L’adresse était manuscrite, chargée de majuscules alambiquées. Une langue humaine, une main soigneuse avaient collé de vrais timbres, américains en l’occurrence ; il ne s’agissait pas d’une de ces circulaires expédiées en masse par la machine à affranchir d’une société anonyme ou d’une administration. À son insu, Arnold a commencé à émettre une nuée d’hypothèses savoureuses : peut-être le directeur artistique d’une major, bouleversé par la dernière maquette des Psychotics, lui avait-il envoyé un billet d’avion (classe affaires) pour Los Angeles ? Ou alors une ancienne copine de lycée, émigrée aux Etats-Unis, lui écrivait ses remords de l’avoir méconnu et jeté aux ordures, des années plus tôt, ce qui lui donnerait la joie de l’écraser sous son dédain souriant ? Il fourragea dans sa tignasse d’une main négligente. Boh…

Finalement, Arnold bourra la précieuse enveloppe dans la poche intérieure de son vieux cuir râpé, contre son cœur et sa carte de crédit. On verrait plus tard ; il avait bien le temps de l’ouvrir, surtout si son contenu devait se révéler insignifiant, comme c’était probable. Les péripéties d’une journée vide devaient lui faire oublier la lettre. Parce qu’il aurait trop grelotté en ce début de novembre, il jetterait le soir venu son blouson en tas au fond d’une armoire, pour ne plus mettre pendant des mois qu’un grand manteau noir d’exhibitionniste, jusqu’à ce que la sueur ruisselant de ses aisselles, à l’approche de l’été, lui donne l’idée de changer à nouveau de pelure.

 

Pour l’instant, Arnold rejoint en bus son lieu de travail, en songeant avec satisfaction que son contrat a été reconduit pour deux mois. D’habitude, il est heureux de quitter une ambiance morne, une tâche de robot, des collègues aux ambitions dérisoires et des chefs atroces, mais pour une fois il se plaît dans les locaux insolites de son employeur provisoire, qui occupent toute une série d’appartements reconvertis en bureaux, dispersés entre  trois immeubles d’une même avenue bordée de bars branchés et de magasins aux horaires d’ouverture anarchiques. Chez Eurofocus, au moins, on peut sortir prendre l’air dans un quartier humain entre deux séances de brainstorming, fumer une cigarette dans une petite cour qui sent le moisi et la soupe aux poireaux, discuter avec les derniers vieillards habitant les étages, toujours soucieux de communiquer leur expérience aux jeunes générations.

Le jour où il se lassera aussi de tout cela, il sera toujours temps d’aller l’annoncer aux deux jeunes patrons tout en nerfs et en os qui l’ont recruté dans l’urgence pour contribuer au développement du site Internet d’une nouvelle compagnie d’assurances, issue de la fusion de plusieurs entités régionales. Lors de l’entretien décisif, il avait su les rassurer à sa manière obséquieuse, développée inconsciemment au fil de multiples embauches temporaires, consistant en une acceptation sans réserves des attentes de ses interlocuteurs, en une soumission joyeuse à leurs codes et à leurs préjugés. Quelle que soit la mission à accomplir, Arnold se déclare froidement certain d’en venir à bout dans les délais utopiques imposés par le client. Il en a vu bien d’autres, ah mais ! Cette confiance en lui contamine peu à peu les décideurs, ravis d’entendre le seul langage qu’ils puissent comprendre, celui de la négation résolue du doute et des obstacles. Même les poignets velus du jeune homme, s’échappant de son veston aux manches trop courtes, finissent par leur paraître supportables, s’agissant d’un créatif qui ne rencontrera presque jamais les clients. De son côté, Arnold songe avec délectation, tout en débitant des platitudes sur l’esprit d’équipe et l’adaptabilité, aux désillusions qui suivront immanquablement, aux silences pesants autour des salades à 8 euros du déjeuner, aux regards mauvais échangés dans les couloirs, aux hurlements enfin, à l’approche des échéances. Mais lui restera jovial et inébranlable, tapi derrière son écran tel un cancrelat sous la moquette, retranché dans une indifférence ricanante à tout ce qui ne concerne pas ses intérêts matériels à court terme. Quoi qu’il arrive, il se sent protégé par ses compétences de graphiste ; en cas de naufrage, des planches de salut s’offriront à lui – intérim ou free lance, peu importe.

Au cœur de la tempête, il continuera donc, pendant les pauses qu’il s’octroie sans compter, à faire le tour des bureaux dans ses jeans graisseux, prêt à s’extasier devant les photos de bébés, semant les anecdotes et les commentaires désopilants sur ses trois ou quatre films du week-end précédent. À le voir se bidonner longuement devant les secrétaires, les yeux clos par l’hilarité, le nez tordu tombant dans une bouche grande ouverte sur des dents mal rangées, certains cadres se rendent bien compte que, créatif ou pas, Arnold est avant tout une sorte de passager clandestin, un intrus pour qui rien de sacré n’existe. Cette situation empêche les meilleurs d’entre eux de se concentrer ; ils se sentent dans l’obligation morale d’aller exprimer leurs soupçons en haut lieu, mais là-bas aussi règnent la veulerie et le laisser-aller, car on leur répond en général qu’il serait trop coûteux et trop compliqué d’engager une procédure de licenciement contre un collaborateur qui, de toute façon, ne restera que quelques semaines dans l’entreprise, et donne somme toute satisfaction. Ils sortent du bureau directorial écœurés et démotivés, avec l’expatriation pour seul horizon, plus que jamais convaincus qu’Arnold et ses pareils forment une confrérie invincible.

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