Comment disparaître complètement

 

 

Enfants sans ballon

Les premiers symptômes étaient apparus d’une façon étrange, un peu incongrue. Un matin, à la fin de l’hiver, Erwin avait été tiré du sommeil par un sentiment diffus d’oppression, perçu comme une menace au second plan d’un rêve. On le couronnait dans un pays verdoyant où même ses ennemis de toujours acquiesçaient en souriant à son apothéose. Ses pas l’amenaient devant un temple circulaire et une voix sans timbre ni couleur annonçait : « Voici la cathédrale de Foix. » Erwin sourit dans son sommeil et se demanda où il pourrait trouver une représentation de cet édifice, si du moins il existait réellement. D’ailleurs, le songe le situait en pleine campagne, à l’écart de toute habitation, dans un paysage qui évoquait bien mieux les prairies grasses et humides de l’Angleterre qu’une région méridionale et déjà montagneuse. Mais le rêveur ne s’arrêta pas à ce détail, car il savait que l’univers lui chuchotait un secret, lui désignait une précieuse porte qu’il chercherait à entrouvrir, tout à l’heure, une fois revenu à l’état de veille.

Ce matin-là, Erwin fit glisser sa jambe droite sur le côté, à la manière d’un coupe-papier, afin de repousser le drap trop lâchement bordé et de poser le pied sur la descente de lit, avant de pivoter sur les fesses. Il prit appui sur ses mains, en émettant un léger soupir d’effort, mais alors qu’il s’était presque redressé, il s’effondra d’un bloc, sur les rotules. Il resta un long moment déconcerté par la brutalité du choc, mais surtout par ce que cette défaillance lui révélait sur son propre corps. « Tiens donc… tiens donc… », murmura- t-il en accrochant ses ongles à la courtepointe de laine. La douleur ne le dérangeait pas trop, car des malaises divers le tourmentaient souvent, et il avait pris l’habitude de ne pas s’écouter. Parfois même, il se claquait un muscle de la jambe en s’étirant au réveil. Alors il poussait un juron dans le dialecte de son enfance, mais souriait aussitôt (cet incident, il ne savait trop pour quelle raison, avait une saveur de jeunesse), et téléphonait au bureau pour prévenir de son absence, se résignant sans peine à passer la journée au fond de son lit.

Pendant quelques secondes, ses membres inférieurs ignorèrent les ordres de son cerveau, puis une onde chaude et familière parcourut ses cuisses et ses mollets, et il put enfin se relever, comme si un contact électrique avait été mystérieusement rétabli en un point inconnu de son système nerveux. Soulagé, il considéra encore une fois, par la vaste fenêtre donnant sur le parc de la résidence, les carrés de terre lourde récemment bêchés, la pelouse d’un vert cru et sombre affligée de taches jaunâtres et déprimantes – une véritable pelade végétale. Les jardiniers municipaux parlaient avec fatalisme de maladie crypto- gamique, de champignons microscopiques contre lesquels toute lutte était vouée à l’échec. Deux décennies plus tôt, le jeune Erwin s’était évertué à les convaincre de tailler les conifères selon ce qu’il pensait être le style anglais, mélange incertain de rigueur et d’excentricité. Il leur avait longuement exposé ses idées ambitieuses, se fondant sur des revues de jardinage où les arbres prenaient la forme de toupies ou de quilles. Les hommes vêtus de vert fluorescent l’avaient écouté sans mot dire, mais le lendemain, à son retour du travail, Erwin avait découvert des cônes parfaits, plus tristes que les cyprès funèbres. Sans doute les jardiniers recevaient-ils des consignes; on disait aussi que l’architecte de la résidence avait imposé par contrat des normes très strictes empêchant toute dérive esthétique dans l’aménagement des bâtiments et des plantations.

Erwin et sa femme avaient acheté leur appartement sur plans, à l’aveugle, dans un bureau de vente perdu sur un chantier bruyant et boueux. C’était un acte dont l’audace les étonnait encore, vingt-cinq ans plus tard. Ils auraient très bien pu se tromper, ou même se faire escroquer, et Brigitte trouvait d’ailleurs que l’environnement se dégradait, que tout se révélait sale et décevant. Souvent, le soir, elle s’accoudait à la fenêtre de la chambre, et contemplait d’un air morose, en fumant une cigarette ultra légère, les lumières qui naissaient une à une dans la Cité des Écrivains, trois tours abritant des célibataires et des ménages modestes. La municipalité de l’époque avait voulu favoriser le brassage des classes sociales et regrouper dans un même quartier, gagné sur la campagne environnante, de petits immeubles destinés aux accédants à la propriété, des rangées de pavillons, des logements à loyer modéré, et même, en lisière, quelques caravanes de gitans sédentarisés.

À ses tout débuts, le jeune couple avait partagé un corps de ferme avec les parents d’Erwin. Brigitte supportait mal cette promiscuité, d’autant qu’elle était confinée à des tâches domestiques et répétitives. Quand il rentrait le soir, Erwin percevait une hostilité sourde.

– Tu n’es pas heureuse ici ? demandait-il bêtement. Tu verras, il faut un peu de temps pour s’habituer à cette vie.

Par chance, l’expropriation était intervenue peu après, et ils s’étaient installés en ville. Grâce à l’argent versé par la société d’autoroutes, Erwin avait pu acheter des parts dans une concession automobile. Il s’occupait de la partie administrative et commerciale, tandis que son associé Bronson dirigeait le plateau technique. À l’origine, l’entreprise vendait aussi des machines agricoles, mais l’expansion urbaine avait rendu peu lucratif ce marché désormais trop lointain, et l’activité s’était concentrée sur la commercialisation et l’entretien des voitures particulières. Les résultats financiers variaient beaucoup d’une année à l’autre, et plus d’une fois Erwin avait cru tout perdre. Lors des périodes fastes, il tentait d’épargner le plus d’argent possible, afin de pouvoir faire subsister les siens en cas de faillite. Mentalement, il comparait le montant de ses réserves aux dépenses qu’il aurait encore à assumer dans l’avenir. Si besoin était, ils revendraient l’appartement et emménageraient dans un meublé du centre ville, et alors il ne serait plus nécessaire de posséder deux voitures. Son fils aîné, William, collaborait maintenant avec lui au garage en tant que responsable de la vente des voitures d’occasion, tout en poursuivant divers travaux littéraires. Erwin s’était senti profondément soulagé de le voir toucher son premier salaire ; les calculs se simplifiaient. Mais restait Ronald, le cadet, qui constituait un sérieux motif d’inquiétude. Un vertige glaçait Erwin quand il se penchait sur ce problème; c’était comme s’il avait contemplé l’ombre d’une grotte sans fond, et il fermait alors réellement les paupières.

Ce matin-là, avant de se lever, Erwin avait voulu réfléchir une fois de plus au cas Ronald, dans la chaleur du lit. Il avait sans doute commis une erreur en débutant ainsi la journée, et quand il fut enfin sur pieds, il songea que son malaise était dû au stress. Déjà rassuré, il passa dans le séjour. Brigitte se préparait à rejoindre le magasin de prêt-à-porter qui l’employait en ville.

– Je suis tombé comme un boxeur KO, comme un bœuf à l’abattoir, annonça Erwin d’un ton réjoui.

Sa femme le regarda sans répondre, et continua à chercher l’avis d’imposition reçu la veille.

– Foudroyé par un uppercut, ou par un coup de maillet sur le front…

– Mon pauvre Erwin. Toujours le mot pour rire.

Une ride profonde s’était creusée entre ses sourcils. Le pli de la volonté, pensait Erwin. Elle ne souriait plus que rarement; le plus souvent, elle riait. Malgré les années, ses gestes restaient anormalement saccadés, sans suffire à épuiser son énergie ou sa nervosité. Quand elle participait à une conversation, elle écarquillait parfois les yeux, comme pour en souligner les passages cruciaux ou surprenants. Cela lui donnait un air vif et étonné – cruel aussi, peut-être, aurait pensé un observateur impartial. Erwin se prépara un café fort et disposa sur la table les éléments de son petit déjeuner. Depuis l’enfance, il réservait toujours pour la fin une demi-baguette fourrée de trois carrés de chocolat amer.

 

 

Eux et nous

Au début, ceux des lotissements, ils nous méprisaient un peu. « La racaille », ils disaient en parlant de nous. Et nos immeubles, ils les appelaient les « cages à lapins ». Surtout, ils nous reprochaient d’avoir fait baisser la valeur de leurs pavillons. C’était ça qui les rendait fous : ils étaient arrivés les premiers et on avait pourri leur paradis. Finis le bon air, la vue imprenable sur la campagne, les portes pas blindées qu’on a pas besoin de fermer à clé. Aujourd’hui encore, ils regardent méchamment vers les trois tours de la Cité des Ecrivains.

Pourtant, on y peut rien si leurs pavillons ont mal vieilli. Ils ont beau s’activer avec la tondeuse et la truelle, ajouter des barbecues maçonnés, rien à faire. Tout se déglingue, les toitures fuient, la matière moche apparaît partout. Remarquez, nos tours, c’est pas mieux. Mais nous on est pas propriétaires, et c’est toute la différence. On revendra jamais nos appartements, et la revente, c’est justement ce qui mine les propriétaires. On se rend pas compte, mais un propriétaire ça doit entretenir son bien.

Dès qu’un pavillon est mis en vente, ceux des lotissements s’arrangent pour le visiter. Ils veulent pas l’acheter, seulement voir les aménagements intérieurs et surtout connaître le prix. Après, ça leur donne à réfléchir pendant des mois. Mais des pavillons mis en vente, y en a pas beaucoup, ou alors sur saisie immobilière. Quand on a trimé toute sa jeunesse pour rembourser des emprunts et se payer un insert et une véranda en alu, on a plus envie de bouger et de recommencer ailleurs, c’est logique. La vie, c’est compliqué, mais à la fin tout le monde arrive aux mêmes conclusions.

Moi, j’habite la tour Gérard de Nerval depuis le début, je veux dire depuis sa construction. Les voisins ont souvent changé, et ils se sont mis à avoir des enfants par caisses de douze. Dans les lotissements, c’est l’inverse. Les enfants sont presque tous partis. C’est un peu triste, dans un sens, et c’est peut-être ça aussi qui rend amers les types des lotissements.

Quelquefois je me dis qu’ils ont quand même un peu raison de nous critiquer. C’est vrai, par exemple, que les gens des tours sont négligents. Ils jettent n’importe quoi dans les vide-ordures ou par la fenêtre, sans regarder où ça tombe – on dit qu’un jour un facteur a été tué comme ça par un vieux fer à repasser, juste parce qu’il passait en bas au mauvais moment avec sa casquette et son vélo.

Ils sont aussi sans curiosité. J’ai souvent demandé aux voisins, personne ne sait qui est Gérard de Nerval. Ils ont jamais eu l’idée d’ouvrir un dictionnaire et de se renseigner. A vrai dire, ils s’en foutent que la tour s’appelle Gérard de Nerval. Tout au plus, il y en a qui font le rapprochement avec le Narval, un bistrot du centre ville où les supporters du club de foot se réunissent pour boire des coups après les matchs.

Moi j’ai regardé dans le dictionnaire, et j’ai pensé que c’était une drôle d’idée de donner à une tour le nom d’un type qui s’est suicidé. C’est pas très heureux, à mon avis. Et puis Nerval, ça ressemble à nerveux, on va s’imaginer que la tour est habitée par des dingues. Enfin, c’est moi qui pense ça, comme je l’ai dit les autres s’en foutent. J’ai essayé de leur en parler, mais ils m’écoutent en regardant ailleurs et ils se souviennent qu’ils ont quelque chose d’urgent à faire.

D’ailleurs, certains jours on se croirait vraiment dans un asile de fous, surtout à cause du bruit. Le voisin à gauche, m’sieur Gruber, pique des colères terribles. Ça prévient pas : d’un seul coup il explose et il se met à gueuler des injures, à balancer des trucs à travers son living, alors que d’habitude il dit jamais rien, même pas bonjour. Il a toujours un air méfiant, comme s’il croyait qu’on se fout de sa gueule derrière son dos. Bien sûr, dans ces moments-là, la femme et les gosses se mettent à hurler, ça calme pas m’sieur Gruber, au contraire, et c’est encore plus pénible pour les voisins.

Mais les scènes de ménage, les réconciliations aussi d’ailleurs, c’est épuisant et ça dure qu’un temps. Le pire, c’est la musique ou le bricolage. Ou alors le mec de l’étage au-dessus qui parle tout seul en marchant, la nuit. J’ai jamais compris ce qu’il fabriquait, mais quand je réussis enfin à m’endormir il va aux chiottes et je suis réveillé par la chasse d’eau ou d’autres bruits pas ragoûtants, et j’ai l’impression, dans mon lit, que tout va me dégringoler dessus. J’ai essayé de faire des remarques poliment, mais c’est délicat. On dirait qu’on touche à l’honneur des gens. Pourtant les bruits, dans la nuit, on est bien obligé de les entendre. D’une certaine façon, c’est comme s’il me forçait à partager son intimité. Voilà, c’est ça.

Le voisin du dessus prend mal mes réflexions. Il me dit qu’il travaille et qu’il a fait le tour du monde quand il était marin, lui. Comme s’il y avait un rapport. Je lui réponds qu’il a de la chance et que j’aimerais bien travailler, moi aussi, mais je crois que j’ai tort de me justifier. Il dit que la chance sourit aux forts et que le travail ouvre les bras aux courageux. Moi, quand des gens ignorent à ce point les réalités de la vie, je préfère pas insister ; c’est pas la peine.

Tout ça, ça doit pas vous donner grande envie de venir habiter une tour. Dans un sens, vous avez raison. Pourtant, il y a des côtés agréables ; le matin, par exemple, quand je me lève, je regarde par la fenêtre de la cuisine en préparant mon cacao. Dans le petit immeuble en face, chaque matin, un type me fait un grand signe. C’est sa manière de dire bonjour. Il pourrait crier – il le fait peut-être -, je l’entendrais pas. J’ai jamais parlé à ce type et je le reconnaîtrais sans doute même pas si je le croisais dans la rue, mais son signe me fait toujours plaisir. Alors je réponds pareil, et il a l’air content aussi.

On raconte qu’un jour on détruira les tours, peut-être bien plus vite qu’on croit. Avec des explosifs, comme on voit faire à la télé. Un gars de la mairie a organisé un jour une réunion là-dessus. Il a dit qu’on serait relogés mieux et plus grand, et que ça coûterait trop cher de rénover les tours. Les pavillons, c’est différent, ils appartiennent à ceux qui les habitent et ils vont pourrir à petit feu, c’est tout.

Moi, penser à tout ça, ça me donne le cafard. Ici, j’ai mes habitudes et, d’une certaine façon, des relations, peut-être des amis. Je trouverai rien de plus ailleurs. Et même les gens des lotissements, je suis sûr qu’au fond, le jour où on abattra les tours, ils seront tristes, comme ils auraient pas cru pouvoir l’être.

 

 

Les Messagers

– Encore eux ! Font chier !

Bronson courut se cacher dans les toilettes, car il ne voulait pas qu’ils aperçoivent son ombre à travers la porte vitrée. La sonnette retentit, un seul coup assez prolongé. Assis sur le trône, un journal sportif à la main, Bronson s’était figé dans une attente hargneuse. La dernière fois, sa fille avait ouvert bêtement la porte, sans observer les visiteurs par le judas. Par des paroles douces et des sourires, ils l’avaient repoussée à l’intérieur du pavillon, et à son retour du travail le père les avaient retrouvés attablés chez lui devant un jus de pomme, bavards et enthousiastes. Ils avaient tiré d’une large sacoche en cuir une dizaine de livres et de brochures : Que fais- tu pour le nouveau Royaume ?, Attelle ta charrue à Son étoile, Foi et Patrie, Le Risque sexuel, Prends garde, Il viendra comme un voleur… Ils étaient propres et polis, on ne pouvait pas dire le contraire, mais quand on rentre tard du boulot, après une dure journée passée avec des abrutis ou des emmerdeurs, on a envie d’être tranquille chez soi, de décapsuler une canette sans avoir à soutenir une conversation ou à dissimuler une odeur de transpiration.

Ce soir-là, Bronson avait dû grimacer un sourire et tendre une main honteuse aux deux jeunes gens. Bronson n’était bien sûr qu’un surnom, que des amis généreux lui avaient attribué parce qu’il portait une moustache noire et que ses yeux se réduisaient à deux fentes soupçonneuses. Il aimait aussi les armes et les idées énergiques. Ceux qui le jugeaient plus sévèrement, en particulier ses employés, l’appelaient entre eux « Adolf », mais tous les matins il se souriait dans la glace, affinant d’une main onctueuse sa moustache épaisse, dont les pointes se mêlaient hélas de blanc. « Encore cinq ans », se disait-il à cette époque.

Les deux garçons, qui étaient âgés d’une vingtaine d’années, portaient des chemises blanches, des pantalons noirs retenus par des bretelles, des vestes d’une coupe très simple et de fines cravates de couleur sombre. Ils ressemblaient à des paysans endimanchés d’autrefois, aucun jeune du coin n’aurait accepté de s’habiller de cette manière. Par la suite, Bronson s’aperçut qu’ils circulaient sur des vélos de femme, comme des minables qu’ils étaient certainement. Lors de sa première rencontre avec eux, il éprouva un sentiment de gêne incompréhensible, sans cause définie.

– Bonjour, avait commencé le grand blond au visage très étroit et aux dents chevalines, je m’appelle Nicolas, et voici mon frère Ephraïm. Nous appartenons à l’Église du Jugement, nous sommes ses Messagers pour votre quartier.

– Ils viennent de très loin pour expliquer leur religion aux gens, avait ajouté Mathilde, embarrassée. Ils font le tour des maisons et des appartements, sans oublier personne.

– Ah bon… Pour des frères, ils se ressemblent pas beaucoup.

– Ce sont des frères au sens religieux, pas de vrais frères. Comme quand on dit « frères d’armes », ou « faux frère »…

Une longue causerie édifiante avait suivi. Les jeunes gens parlaient une langue ampoulée et sans accent, employant des mots rares que Bronson se souvenait avoir entendus jadis au catéchisme. Ils souriaient souvent, recherchaient sans cesse son approbation, comme s’ils le considéraient comme un maître en éthique et en théologie. Le garagiste hochait la tête pour ne pas les contrarier (« Ouais ouais »), surtout quand ils le prenaient à témoin du désordre du monde :

– L’homme est mauvais, il fait souvent le mal, mais c’est par ignorance, n’est-ce pas monsieur ?

– Ouais ouais.

– Pourtant, même s’il ne s’en rend pas compte, son cœur lui parle encore, d’une voix presque éteinte. Il doit retrouver le chemin de la pureté, alors son âme chantera de nouveau, et il se soumettra avec confiance au Jugement, protégé qu’il sera par le casque et le bouclier du Salut.

Tourmentée par le laconisme paternel, Mathilde croyait bon parfois de construire une phrase, d’émettre une interrogation :

– Mais comment êtes-vous sûrs que le fondateur de votre Église a été directement inspiré par Dieu ?

À chaque fois, son père lui jetait un coup d’œil furieux, car la discussion se prolongeait et il ne voulait pas rater ses jeux télévisés favoris. Trop souvent déjà, un client de dernière heure le retenait au garage, et il était obligé de les regarder en mangeant, ce qui nuisait à sa concentration pour l’épreuve des chiffres, la seule significative à ses yeux. « Mais qui sont ces mecs ? », se demandait-il. Il ressortait de leurs explications qu’ils étaient venus de la capitale passer un an dans cette ville du bord de mer, et que d’autres missionnaires les relaieraient ensuite pour porter à leur tour la bonne parole et obtenir des conversions. À terme, leur but était de créer un lieu de culte dans chaque village ou quartier, et Nicolas avait étalé sur la table des photos prises lors de baptêmes collectifs par immersion. Des hommes et surtout des femmes de tout âge sortaient ravis d’une baignoire gonflable, sous les applaudissements de la foule des adeptes. Ils étaient vêtus de longues chemises de toile blanche et coiffés d’une sorte de bonnet en papier semblable à ceux que portent les employés des abattoirs et des boucheries en gros.

– Vous voyez comme ils sont heureux ? Ils sont redevenus pareils à des enfants. Pourtant il y avait de grands pécheurs parmi eux, des forni- cateurs, des adultères, des disciples frénétiques d’Onan. Un jour, un sentiment de honte et d’indignité s’est éveillé en eux, à la suite d’une lecture, d’une rencontre avec un chrétien, ou simplement à cause de Son action mystérieuse dans le monde. Il y a plus d’un chemin, et Ses voies sont étranges et incompréhensibles, mais aucune brebis n’échappe à Son regard, jamais, et Il foudroie ou II caresse, infailliblement.

Nicolas s’animait en parlant. Ses yeux prenaient un éclat singulier, ils ne souriaient plus, mais reflétaient un paysage intérieur de ciel et de flammes qu’il aurait voulu peindre par ses paroles et ses gestes.

– Mais les mots sont bien pauvres pour exprimer l’ineffable, avait-il ajouté à voix basse, alors que ses lèvres se retroussaient en un sourire mince. Il faut seulement baisser la tête, et s’avouer impuissant.

Ce soir-là, après le départ des missionnaires, Bronson se sentit las et déprimé. Pour se soulager, il laissa éclater sa colère contre sa fille :

– Mais enfin merde, pourquoi tu laisses entrer n’importe qui ! ? Après une journée au boulot, j’ai bien le droit d’être peinard chez moi devant ma télé ! Ici, c’est un endroit sacré, c’est ma forteresse, j’ai pas besoin de visiteurs. Et puis, ces deux mecs, d’où y sortent ? Ils sont sérieux au moins ? Ils ont des gueules de cinglés, on pourra plus s’en décoller, leur parler c’est comme marcher dans une merde. J’ai connu un gars qui faisait partie d’une secte, au garage, ils font des gosses à tour de bras pour toucher des allocs et vivre sans rien foutre. Je t’ai pas éduquée comme ça, Mathilde ! Hein ?… Réponds au moins !

Bronson veilla longtemps, parcourant les pièces du rez-de-chaussée jusqu’au petit jour. Il s’arrêta enfin devant la glace de la salle de bains. L’éclairage au néon durcissait ses traits, lui donnait un air tragique de fait divers, moustache noire sur un néant pâle. « Seigneur », murmura-t-il malgré lui.

Par la suite, il aperçut à plusieurs reprises les missionnaires traversant la ville sur leurs grands vélos. À chaque fois, ils lui adressaient un franc sourire et un salut amical. Il sursautait, comme s’ils l’avaient pris en faute, et répondait, s’il n’était pas accompagné, par un simple hochement de tête. Il avait interdit à Mathilde de leur ouvrir à nouveau la porte. Vraiment il est difficile d’élever une fille, surtout pour un veuf, d’autant que les ennuis de santé de son associé alourdissaient sa charge de travail.

Pourtant il n’éprouvait aucune hostilité foncière à l’égard des deux jeunes gens ; au contraire, il leur trouvait un certain mérite de frapper à toutes les portes pour se faire presque toujours jeter dehors. La plupart des habitants ne s’intéressaient pas aux questions religieuses et ne souhaitaient pas entendre parler de leurs péchés ou de l’outre-mort. La vie est déjà assez exigeante comme cela. Comment auraient-ils pu admettre que tous les comptes étaient tenus avec exactitude quelque part et qu’ils seraient jugés un jour, un jour de colère ? « On n’est plus au Moyen Âge », pensaient-ils en claquant la porte.

 

 

Des plans pour le futur

Ronald s’était développé d’une façon singulière, tout d’abord sur le plan physique. Dès l’âge de quatorze ans, sa taille avait dépassé les deux mètres, et ses camarades l’appelaient «Dracula», sans doute en raison de sa maigreur et de sa carnation livide. À leur demande, il exécutait le tour de force qui l’avait rendu célèbre : il joignait les mains derrière le dos, et ramenait devant lui ses bras tendus, traçant un cercle complet. Les filles poussaient des cris d’effroi, prenaient un air dégoûté, tandis que Dracula esquissait un sourire humble. Cette aptitude étrange était d’ailleurs son seul domaine d’excellence au point de vue athlétique. Au collège, ses professeurs de gymnastique successifs avaient voulu tirer profit de sa grande taille, mais il manquait d’adresse et de coordination et ne savait qu’agiter ses bras d’épouvantail sous les paniers ou devant les buts. Découragé, l’entraîneur le rappelait sur la touche pour lui expliquer encore une fois les principes tactiques du jeu. Ronald repartait divaguer sur le terrain. Bien vite, la voix du sportif en chef enflait, son ton devenait acide puis ordurier, et le géant inutile quittait la scène pour de bon.

– T’es mauvais, mauvais comme un cochon, une vraie limace.

Quand ils apercevaient son sourire et sa longue échine un peu tordue par la scoliose au fond de la classe, les autres professeurs, à l’entrée de l’automne, marquaient un temps d’arrêt dans l’exposé des règles de la vie commune. « Voilà, se disaient-ils, un élément qui va compliquer ma tâche. » D’une voix imperceptiblement changée, ils lui demandaient son année de naissance, et la réponse aggravait leur inquiétude. La racine du malaise se trouvait donc ailleurs, tenait à des motifs moins évidents qu’un simple retard scolaire. Au fil des semaines, Ronald manifestait des dispositions éclatantes pour les mathématiques, mais se révélait incapable, dans les matières littéraires, de s’en tenir aux sujets qu’on lui soumettait et de produire autre chose qu’une série de digressions toujours plus étrangères au thème principal du devoir. On le soupçonnait à tort d’entêtement et de mauvaise volonté. Surtout, sa syntaxe complexe, où foisonnaient les propositions relatives et les incidentes, désespérait ses professeurs épris de clarté et de beau style.

– Comparé à vous, lui dit un jour l’un d’eux, Verdonck (c’était le culturiste du lycée, l’espoir de l’équipe de rugby) devient léger et élégant, presque poète.

À ces mots, le poète Verdonck, hilare, fit un doigt à Ronald. Celui-ci ne répliquait jamais à ce genre de provocations; bon camarade à sa manière, il était le premier à sourire de ses mésaventures, comme si l’école ne représentait pour lui qu’une expérience trop gratuite pour être prise au sérieux. Ses dissertations lui revenaient zébrées d’un rouge indigné et rageur, mais le soutien de ses professeurs de sciences lui permettait de progresser de classe en classe, sans autre désagrément.

L’été, il restait de nombreuses heures assis sur les marches menant au vaste hall de l’immeuble où vivait sa famille, agitant une main amicale en direction des passants, humains ou animaux. Il connaissait depuis toujours les anciens enfants du quartier, mais ne leur parlait qu’à l’occasion d’une rencontre fortuite dans un autobus ou devant la résidence. Aucun d’entre eux, garçon ou fille, n’aurait eu l’idée de le convier à une sortie au cinéma ou en discothèque. On lançait des invitations devant lui, on évoquait des projets pour le prochain week-end, dont Dracula ne faisait naturellement pas partie. Il ne s’en formalisait pas. Les autres le regardaient avec curiosité; sans doute le croyaient-ils anormal ou demeuré, en tout cas leur univers n’était pas le sien, c’était une évidence.

Toutefois, en terminale, un garçon toujours mal rasé, bouffi, aux yeux liquides, l’avait reconnu comme un frère. Kurt parlait un français bizarre, qu’il semblait avoir appris dans un dictionnaire, encombré de mots archaïques et de tournures ridiculement cérémonieuses. C’était peut-être par atavisme, car sa famille était originaire d’un pays d’Europe orientale, ou peut-être par simple pose. Cela étant, il parlait peu, mais quand il s’y décidait enfin on regrettait vite son silence. « Enchanté », disait-il à chaque nouvelle rencontre, si insignifiante et sans lendemain fût- elle. Cette affirmation était bien sûr tout à fait excessive, mais elle prit sens le jour où elle fut adressée à Ronald. Très vite, les deux jeunes gens ne se quittèrent plus. Ils étudiaient ensemble des problèmes de mathématiques ardus, tirés de revues scientifiques ou des annales de concours prestigieux et dont l’énoncé tenait en quelques lignes compactes et hostiles. Kurt ne manquait pas d’enthousiasme et de bonne volonté, mais il était loin d’être aussi doué que son nouvel ami, qui le mettait généreusement sur la voie de la solution. « Certes ! », s’extasiait Kurt, qui admirait sans restriction, chez Ronald, cette grâce qui lui était refusée. Ils oubliaient souvent toute prudence, se plongeant dans l’abstraction en plein cours d’histoire ou de biologie.

Mais la fin des études secondaires brisa cette belle entente. À la rentrée suivante, Ronald rejoignit la faculté des sciences d’une université réputée, tandis que Kurt, bachelier plus terne, s’engageait dans une formation menant plus directement à la vie active. Quand ils se croisaient par hasard dans une rue de la cité ou sur le port, ils échangeaient avec embarras de brèves nouvelles des mondes séparés auxquels ils appartenaient désormais. « C’est assez abstrus », disait Kurt, à propos de l’informatique de gestion. Il enviait maintenant Ronald non pour ses dons, mais parce qu’il étudiait pour le seul amour de la connaissance, sans visée sociale ou professionnelle précise, comme au temps du lycée, véritable ère de luxe et d’abondance quand il y réfléchissait. Et il ajoutait, empli d’un mélange crasseux de fierté et de honte : « À la sortie, on nous propose en moyenne deux postes par diplômé, à condition bien entendu d’être mobile sur tout le territoire. »

Ronald, quant à lui, trouva une chambre meublée dans une ville énorme, à deux cents kilomètres de la cité qui l’avait vu grandir. À ce stade de sa vie, il est difficile de rassembler les faits, plus encore de les organiser, de leur attribuer une cohérence. Pour la première fois en tout cas, il vécut de façon autonome, dans les limites étroites du budget que lui allouaient ses parents pour se nourrir et se blanchir. Le soir de son arrivée, il s’allongea en oblique sur le lit trop court, au sommier défoncé par des générations de locataires ambitieux. Dehors le boulevard grondait, mais la vieille bâtisse noircie résonnait de bruits familiers de tuyauterie, et la poussière scintillait dans les derniers rayons lumineux. Ronald songea aux encouragements de son dernier professeur de mathématiques au lycée (« Vous êtes fait pour la recherche, pour ouvrir des voies nouvelles. J’aurais aimé avoir vos dons, une vie merveilleuse est devant vous. ») Ces promesses furent englouties par l’obscurité montante, et il se leva enfin pour découvrir, sous la nuit urbaine, les vitrines brutalement éclairées. Avec un sourire, il ôta ses lunettes, et pour ses yeux myopes les néons clignotants des cinémas et des brasseries se brouillèrent d’une aura mouvante qui tremblait dans la pluie. Ce soir-là, il descendit dans la rue pour sa première expédition nocturne.

Oui, ce fut bien, à cette époque, la naissance d’une habitude, mais nous ne le suivrons pas cette fois, laissons-le donc se fondre dans le noir. Notons simplement que très vite il lui fut difficile d’assister aux cours matinaux de la faculté, sans que cela lui porte d’ailleurs préjudice, car ses aptitudes naturelles et l’avance qu’il avait prise en étudiant seul lui permettaient de franchir avec aisance tous les obstacles. Il étonnait surtout professeurs et condisciples par les solutions géométriques inattendues qu’il apportait aux problèmes d’algèbre les plus divers. Ronald, l’homme aux pantalons trop courts et aux verres maculés de traces de doigts, démontrait alors une élégance supérieure, tirant d’un monde parfait des droites et des cercles, et chacun suivait des yeux, intimidé, la silhouette arachnéenne.

– Voilà, annonçait-il à mi-voix pour marquer la fin de sa démonstration.

Il reposait le marqueur dans la rainure, au bas du tableau. Le professeur, d’abord sceptique et attentif à déceler la faille du raisonnement, l’observait en silence.

– C’est, en effet, une autre façon de résoudre le problème, admettait-il enfin avec le fair-play d’un adversaire vaincu.

Ronald regagnait sa place sans attendre un compliment qui ne viendrait pas, seulement accompagné de murmures et de regards ironiques ou admiratifs. Parfois un inconnu, garçon ou fille, s’asseyait à ses côtés pour engager la conversation. Lui ne s’émouvait guère de ces tentatives de séduction, et quand on l’invitait à venir consommer du thé ou de l’alcool dans une chambre ou dans un bar d’étudiants, il ne promettait jamais rien, se contentant d’une apparition muette de loin en loin. Il n’éprouvait plus l’envie, comme autrefois avec Kurt, de fréquenter régulièrement une personne plutôt qu’une autre, mais laissait les plus assidus et les plus agressifs se recommander de son amitié. Un jour où l’un de ses éclairs de génie avait laissé une impression particulièrement forte, ses camarades lui firent une haie d’honneur à la sortie du cours, multipliant les courbettes et les exclamations élogieuses. Il sembla d’abord ne pas s’en apercevoir, puis marqua un temps d’arrêt et jeta un regard circulaire sur les visages grimaçants qui l’entouraient. Soudain, il leva les poings au-dessus de la tête, tel un vainqueur de course cycliste. Ce geste inattendu fit taire la foule des rieurs, comme s’ils avaient brusquement entr’aperçu une facette trouble de leur idole, et il est certain que ces amateurs de plaisanteries scatologiques avaient été choqués et attristés. Ronald poursuivit donc ses études dans un isolement toujours plus profond, mais déjà il avait plongé dans un autre monde, étranger à la vie estudiantine et à son triste folklore, bien plus éloigné encore de sa cité natale, paisible et maritime, de la résidence familiale, des thuyas et des géraniums.

Ses parents, cependant, venaient parfois lui rendre visite le dimanche. Erwin réparait la plomberie ou installait une applique électrique, tandis que sa femme sondait Ronald sur ses projets d’avenir, l’interrogeait sur les taux de réussite aux concours de l’Éducation nationale. Le fils la laissait déverser le flot de ses avis et de ses conseils, puis il prononçait, avec un léger sourire, les yeux mi-clos :

– Voilà… J’ai en effet des projets d’avenir, enfin ce que l’on peut appeler des projets d’avenir. Mais en parler serait prématuré. Ce sont des fleurs fragiles, qui craignent la lumière, en quelque sorte… Il vaut mieux ne rien dire pour l’instant, garder son énergie pour l’action.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ton père et moi te payons tes études, et on n’aurait pas le droit de savoir ? Je commence à croire que tu es vraiment fou, Ronald ! Tiens, tu connais le loyer de cette chambre ? Il paraît que tu es fort en maths, mais justement il y a aussi des calculs à faire dans la vie pratique. La moitié de mon salaire, ou presque, sert à te loger, à te nourrir et à t’habiller – et de quelle manière ! Je n’aime pas te rappeler ce genre de choses, mais tu m’y obliges. C’est comme si tu me dévorais chaque jour un peu plus.

Vers le soir, l’assaut maternel retombait, le père posait ses outils. Ronald préparait du café, récupérait au fond de grandes boîtes en carton ses derniers gâteaux, grossiers et sans saveur, pourtant commercialisés sous les marques « Prestige » ou « Ambassadeur ». Dans la lumière déclinante, les bruits de liquide aspiré et le crissement des biscuits secs écrasés par les mâchoires permettaient à chacun de regagner son intériorité.

–  Tes gâteaux ne sont pas fameux, regrettait Erwin, on dirait des croquettes pour chiens.

Comme rongé par un tic, il jetait souvent des coups d’œil furtifs vers sa montre, car il était soucieux d’éviter les encombrements de la fin du week-end.

– Gigitte, tu ne crois pas que… ?

– Mais oui, Erwin, on va y aller. De toute façon il n’y a rien qui nous attende ce soir.

Ronald les accompagnait jusqu’au bas de l’immeuble. L’escalier sentait la friture et le moisi. Parfois un visage avide mais aussitôt déçu surgissait d’une porte à leur passage. Les chambres étaient peuplées d’hommes solitaires qui espéraient sans fin une visite imprévue et qui guettaient chaque craquement dans les escaliers ; ce ne serait pas pour ce soir.

Dans la rue, Brigitte et Erwin grillaient une dernière cigarette avant de reprendre la route. Elle rejetait la tête en arrière, expulsant un long soupir tabagique. Lui s’était déjà installé au volant :

– Bon, cette fois-ci on y va. Bon courage, Ronald ! Au travail !

– Je ne m’arrête que pour prier.

La puissante voiture s’éloignait, disparaissait au premier carrefour. Ronald enlevait alors ses verres épais, et ses yeux bleus et saillants brillaient d’un éclat secret, comme s’ils avaient attendu la nuit pour s’ouvrir enfin.

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